Boucles d'or(eilles), notre séléction musicale rêveuse
Ici, l’Afrique de l’Ouest rocke avec des Américains psyché sur Ali, les Anglais de The Comet is Coming électronisent le jazz actuel et Gilb’R offre des Rêves en solo et en compagnie de Judah Warsky sur l’Aurore. Quatre façons de faire remuer l’imaginaire de 2022 et de montrer que cela constitue une vraie matière à élargir le monde et la façon dont on le perçoit… Envoi !
Comment passer d’une rencontre de rêve avec Taking Timbuktu à un rêve de rencontre pour réactualiser le sujet avec Ali ( ou la mémoire d’une père.) Dans le premier cas, c’est le merveilleux et regretté Ali Farka Touré qui s’acoquinait avec Ry Cooder en 1993, et le second c’est au nom du fils Vieux Farka qu’on revitalise le propos, mais cette fois avec le trio texan Khruangbin en colistiers. Et c’est juste top. En huit titres revisités, le blues malien retrouve des couleurs et le rock un élargissement du propos. ici, le Hendrix du Sahel fusionne carrément avec le trio envisagé par Patrice Bardot comme les nouveaux héros d’un patchwork dubby-pop embrassant les sonorités de toute la planète, du garage thaïlandais à l’éthio-jazz en passant par le psyché-turc. Enregistré en 2019 et 2021, Ali convoque volutes sahéliennes et modes d’approches diffractées pour un bonheur qui n’en finit pas . Un rêve quoi … On attend la tournée, en souvenir des concerts surchauffés d’Ali à Montreuil.
Autre album issu d’un rêve mis en action, Hyper-Dimensional Expansion Beam de The Comet is Coming est le résultat double du ras le bol du Covid et de plusieurs jam enregistrés au studio Realworld de Peter Gabriel l’an passé. Après quatre jours à enregistrer des improvisations guidées par le cran et l'instinct collectif, ils sont repartis avec des fichiers incomplets. Leavers et Hallett les ont alors minutieusement échantillonnés et retravaillés pendant plusieurs mois. Après un examen approfondi par Hutchings et la mise en œuvre de ses suggestions, ils ont assemblé le projet.
La plupart de ces 11 jams durent entre trois et quatre minutes. Ils juxtaposent la force brute et une sensibilité EDM du milieu des années 90, ce qui n'est pas surprenant si l'on considère le nombre de disques house qui s'appuient sur les harmonies et les gammes du jazz. Le premier morceau, "Code", s'approche de l'auditeur avec des synthés et des effets qui gonflent et introduisent une impulsion provenant d'un séquenceur de type Tangerine Dream. Le rythme est dynamiquement implacable, rappelant la musique de mariage Dabke d'Omar Souleyman. Hutchings souffle des motifs répétitifs agressifs sur des rythmes en cascade et un refrain vocal sans paroles. "Technicolour" propose un motif d'accords d'introduction dérivé de la techno de Detroit avant que Hutchings n'articule une mélodie noueuse qui échange des phrases avec des pistes rythmiques imbriquées et des synthés loufoques et zigzagants. "Pyramids" saute et pulse avant que les lavis de synthétiseurs et les pulsations angulaires de la basse ne rencontrent des caisses claires syncopées et un cri aigu de ténor qui rappelle Hermeto Pascoal dans ses moments les plus expressifs.
"Frequency of Feeling Expansion" commence par un son d'orgue bourdonnant, tandis que Hallett passe au post-bop swinguant sur le kit. Au milieu de vamps de synthétiseurs qui s'épanouissent à l'infini, Hutchings développe une mélodie progressive et commence à jouer en solo autour d'elle, tandis que la section rythmique fait monter (très) progressivement la tension. Avec un peu moins de sept minutes, "Angel of Darkness" est le morceau le plus long et le plus sinistre de la série. Ses claviers et percussions indéfinis créent une toile de fond atmosphérique et tendue que Hutchings affronte avec une intensité déchirante. Il s'y oppose avec son expression et sa passion. À mi-chemin, une cadence doom-jazz commence à tourbillonner, le sax ténor se déplaçant en tandem avec une batterie rock et une mise en garde prémonitoire des synthés. Sur le morceau plus proche "Mystik", Hallett mêle hard bop et drum'n'bass sur la caisse claire et le charleston. Leavers pose des bleeps, des bloops et des lavages étranges et peu spécifiques avant que le ténor de Hutchings ne bêle puis rugisse, propulsant le groove sombre et dubby dans la stratosphère.
Hyper-Dimensional Expansion Beam ne risque pas de covaincre les figues moisies, mais séduira profondément les fans de la scène jazz hybride en Angleterre et attirera de nombreux nouveaux auditeurs internationaux qui seront profondément attirés par son énergie apocalyptique, ses rythmes innovants et son abondance tapageuse. Actualité du rêve, rêve d’une actualité. Pari tenu.
Autres manières, autres approches : nouveaux rêves avec Gilb’R en solo et avec Judah Warksy et I-Cube. J’ai rêvé, premier projet, dixit Gilb’R lui-même : ( l’an passé), “j’ai commencé à enregister mes rêves, au saut du lit, juste après les avoir faits. Sans but précis conscient. Pour en garder une trace. Un peu plus tard je décidais d'y rajouter de la musique que j’avais composée, pour voir. Et là c’est devenu autre chose, un objet sonore onirique, et ça m’a plu. Alors j’ai continué, un peu frénétiquement car je voulais fare ça dans la foulée du rêve, ne pas attendre pour y mettre une musique. Au début, j’étais pas sûr de vouloir les partager, car c’est tellement intime. Mais comme c’est moi qui ai les clés... Voici ces petites histoires qui sortent de ma tête quand je dors, sans aucun contrôle. Bienvenue dans mon inconscient.” En dehors des trips psyché 60’s, il y a peu d’équivalents d’une telle démarche, sauf du côté de la Brigitte Fontaine, celle qui se terrait au fond des cafés comme au fond d’un bois; mais en version rêves assumés sans contrôle ni frein. Entrez dans l’ailleurs, vous n’en reviendrez pas. Addictif une fois pour l’espace balayé. Au risque d’y croiser DJ Orgamics. Welcome !
Autre construction d’espace inconscient pour un Paris fantasmé, comme celui du Pacôme Thiellement de Paris des Profondeurs dont on vous parlera la semaine prochaine, l’Aurore, projet en trio de Gilb’R avec Judah Warsky et I-Cube. Le principe de base en était un album de chansons electro dont chaque titre devait être écrit en une journée; paroles de Judah et musique de Gilb’r, avant de faire rutiler le propos par la prod savante de Nicolas Chaix. Et cela, en huit jours, douche comprise… Judah Warsky résume cela : “En vrai on partait pas de zéro: Gilb avait une collection de boucles autour desquelles développer des idées. On a bossé comme un beatmaker et un rappeur – sauf qu’au lieu de rapper j’ai chanté, joué des instruments, puis on a structuré jusqu’à obtenir des chansons avec un début et une fin. Le tout dans une ambiance super détente. Évidemment on s’est pris la tête jusqu’à ce que tout soit nickel, on n’est pas
des branleurs, mais on s’est pas privés d’aller boire des coups pour profiter des terrasses si lumineuses. Et je pense que le soleil dans lequel on a baigné pendant nos pauses brille jusque dans les sillons du disque. J’en suis fier car un enregistrement qui porte en lui la trace de l’environnement dans lequel il a été créé est vraiment spontané. Au moment de mixer, I:Cube est entré dans la partie. De nouveau on s'est limités à 8 jours pour garder la même énergie. Le génie du son de Cube a grave relevé le level. On a expérimenté partout, rallongé plusieurs titres pour laisser la place à toutes ses idées. Cet album est vraiment l’œuvre de 3 mans, pas 2. La 2e phase a été aussi heureuse et détente que la 1ère.
Pourtant, on sortait d’une période triste: comme vous tous on a subi le confinement, l’absence de concerts et de dj sets qui sont habituellement notre vie... et en quelques semaines, Gilbert et moi avons tous les deux perdu notre père, et juste après Nicolas Ker les a suivis dans la tombe. Ces événements sont évoqués dans les paroles des chansons – j’en aurais pas parlé pour un disque solo, je me le suis permis car on a vécu ça collectivement. Mais c’est pas un disque triste. Pour nous 3, ce moment était un beau bain de soleil et de créativité après un très long hiver. C’est pourquoi l'album s’appelle L’Aurore. Un peu comme l’Homme sans visage de Hugo ( comme au sortir d’une longue nuit… ), mais sur un mode chanson. Pari tenu encore une fois qui joue à fond la carte chanson et la carte électro mêlées en huit pistes et en stéréo avec deux remixes qui tuent la concurrence… On y croise une ville mobile de ses acteurs vivants et agissants qui citent lieux et amitiés, ressentis et projections, savoir-faire et savoir vivre. Ici, on connait par cœur Higelin (Tout le temps, tout le temps) et Vassiliu (Pasmado) et on actualise les disparus (Comme Nicolas Ker) pour balancer 8 pistes qui mettent à mal la variète actuelle par leur impeccables rendus et la tenue du propos. Le versant tek des remxies est aussi de haute tenue. Si vous ne rêvez plus le monde contemporain, par trop de pub et de d’infos en boucle, voici une piste qui refile grave la pêche, en réaffirmant une géographie capitale (l’Appel du pied), la présence d’une indubitable vie nocturne qui repart quand les crétins des écrans la nient par leur simple absence de projet - et la répression qui s’ensuit. Rêver sa vie et la vivre ensuite, comme un juste retour des choses qu’on voudrait qu’on oublie pour se cloîtrer. Bienvenue dans la géographie parisienne qui remue encore, dans la vie qui s’affirme et se partage. Beau disque qui va tourner longtemps dans les earbuds - et partout ailleurs. C’est l’Aurore, café ?
Jean-Pierre Simard le 26/09/2022
Vieux Farka Touré & Khruangbin - Ali - Dead Oceans
The Comet is Coming - Hyper-Dimensional Expansion Beam - Impulse
Gilb’R - J’ai rêvé - Bandcamp Versatile
Judah Warsky et Gilb’r - L’Aurore - Versatile