Moffat Takadiwa prend le taureau par les cornes
La galerie Semiose accueille dans son Project Room trois œuvres récentes de Moffat Takadiwa. Réalisées à partir de rebuts issus des décharges d’Harare (capitale du Zimbabwe) avant d’être triés, percés et assemblés en des tentures riches et stratifiées, les œuvres de Moffat Takadiwa lancent invariablement le spectateur sur le sujet brûlant de l’importation de déchets occidentaux sur le continent africain.
L’artiste s’en explique : « Bien sûr, la production de déchets en Occident et l’exploitation économique néolibérale du continent africain ne sont pas des problèmes mineurs, mais ils présentent de nombreuses facettes. Le cas spécifique du Zimbabwe est un peu à part, car c’est un pays enclavé, sans frontières maritimes, il est par conséquent difficile d’y expédier des biens, des matériaux, ou même des déchets. Contrairement aux pays qui bordent l’océan et reçoivent des tonnes de rebuts, le Zimbabwe a tendance à acheter beaucoup de biens d’occasion en provenance des pays occidentaux, notamment des produits industriels dont l’usage ou la fonction peuvent être rénovés ou réaffectés. » Le processus de transformation chez Moffat Takadiwa ne vise donc pas uniquement la démonstration géopolitique mais il n’en revêt pas moins de nombreuses implications sociales, politiques et même spirituelles. « En fait, je collecte des objets à mi-chemin entre leur utilisation passée et future. Ils n’ont pas été expédiés simplement pour être jetés comme de simples déchets, ils servent de catalyseur à des processus et des échanges plus complexes. […] Les décharges ont formé leur propre écosystème, et malgré les problèmes de toxicité, elles peuvent être des lieux concernés par la redéfinition — de la valeur des choses, de leur position dans la société, du paysage. »
Moffat Takadiwa revient régulièrement sur l’idée que les matériaux qu’il emploie sont à l’origine des biens de consommation courante produits en Occident, et que sa pratique est à cet égard traversés par les résidus de la société post-coloniale. C’est particulièrement manifeste avec les touches de claviers d’ordinateur et leurs alphabets anglais : en les tissant ensemble, il imagine de nouveaux abécédaires, déconstruisant l’autorité du langage et aboutissant à une sorte de « Broken English » qui reflète les conflits et les traumatismes liés à la domination coloniale. La langue shona parlée aujourd’hui au Zimbabwe n’est pas la langue originale. C’est une combinaison de plus de cinq langues indigènes différentes, construction européenne née d’une stratégie coloniale de division qui a tiré profit de l’amalgame de diverses « tribus », qui par la suite se sont affrontées.
Tout l’exercice de nouage et d’entrelacement du fil de pêche qui traverse chaque élément des sculptures — au micro-niveau de la construction et de la consolidation — exige un très haut niveau d’habileté physique et mentale. « Je peux facilement me considérer, ainsi que mes différents assistants, comme un artisan. » concède Moffat Takadiwa. Dans l’essai qu’Holly Jerger (commissaire d’expositions au Craft Contemporary de Los Angeles) consacre à l’artiste, elle s’attarde sur la question de l’artisanat et de son origine. Elle rappelle que le discours sur l’artisanat aux États-Unis a tendance à vénérer le mouvement Arts & Crafts de la fin du XIXe siècle et le Studio Craft de l’après-guerre, les utilisant comme point de départ du développement de l’artisanat contemporain. Cependant, ces débats eurocentrés ne reconnaissent pas les siècles de production artisanale des populations extra-européennes, ni l’impact des pratiques artisanales mondiales sur les œuvres contemporaines, ni le fait que la plupart des matériaux essentiels à l’histoire de l’artisanat occidental, tels que le coton et l’indigo, ont été disponibles du fait du colonialisme et du travail des esclaves. En posant continuellement la question “quel artisanat ?” on peut déconstruire l’idée de l’artisanat vu comme un monolithe eurocentrique et reconnaître les multiples traditions et histoires qui forment ce que nous appelons artisanat. L’œuvre de Moffat Takadiwa permet très justement d’établir un tel discours rénové.
Sur la question d’une communauté constituée autour de l’atelier, l’artiste souligne : « Il y a avant tout un sentiment de joie quant à la façon dont le processus collectif nous rassemble. Il implique des groupes de personnes très différents : il y a ceux qui nous rejoignent simplement pour gagner leur vie, et ceux qui sont plus impliqués artistiquement. Mais en fin de compte, tous contribuent au travail au même niveau et avec le même engagement, que ce soit d’une manière physique ou plus mentale. Ils constituent une équipe incroyable, ajoutant une grande valeur à un produit de base. C’est une question d’émancipation collective qui imprègne chaque strate de mon travail. Les multiples mains qui contribuent au “tissage” de mes œuvres incarnent ce savoir-faire et la communauté qui y est liée, qui est au cœur de ma démarche. »
Enfin, un portrait de Moffat Takadiwa ne serait pas complet sans citer son engagement précieux et désintéressé auprès de la communauté plus large de Mbare, à travers le projet du Mbare Art Space auquel il contribue activement. Il s’agit d’un quartier dédié aux arts, sorte de centre social créatif, dont l’ambition, précise-t-il, est « de doter les habitants d’un outil culturel adapté à leurs besoins et d’un large éventail de pratiques artistiques et de médias, notamment la musique, le théâtre, les arts visuels, le design graphique, les arts appliqués, etc. L’objectif est de prendre en compte notre histoire, travailler à la réhabilitation de la culture locale et en même temps aider les talents émergents. Cela signifie travailler à la fois comme une sorte de musée en circuit ouvert et comme une plateforme créative. »
Enki Ballard le 5/07/2022
Moffat Takadiwa - The Bull → 13 août 2022
Galerie Semiose 44, rue Quincampoix 75004 Paris