Tiago Rodrigues : de l'impossible, tout retenir

En un vertige de narration théâtrale, les beautés, les ambiguïtés et les complexités de l’engagement humanitaire par le portugais Tiago Rodrigues, l’un des plus grands dramaturges contemporains.

BEATRIZ. – Je suis désolée d’être en retard ! Il y avait  des bouchons et ensuite je n’arrivais pas à trouver l’entrée du théâtre… Pardon. Quelle heure est-il ? Oh merde, je suis vraiment en retard ! Pardon. Me voilà, enfin. Comme on dit dans mon pays mais vale tarde do que nunca. je suis tout excitée de participer à votre projet. Merci de m’avoir invitée.
ADRIEN. – C’est une question très intéressante. Laissez-moi réfléchir. Comment devrait-on être montrés sur scène ? Ce n’est pas à moi de vous dire quoi faire, c’est vous les artistes, mais je crois que la pièce devrait… (Vous dites la pièce ou le spectacle ?) Bon, il faudrait que la pièce parvienne à montrer la complexité. Ça, on ne le voit presque jamais.
NATACHA. – On devrait être montrés comme des gens normaux qui tentent de faire le moins de mal possible. C’est aussi simple que ça.
ADRIEN. – Montrer la complexité. La représentation qu’on fait de notre monde est toujours trop simpliste. Les bons et les méchants, les civilisés et les sauvages, les riches et les pauvres, les victimes et les oppresseurs, les bourreaux et les sauveurs, le possible et l’impossible. Mais ce n’est pas ça, ou ce n’est pas seulement ça. Ca ne l’a jamais été. Vous devriez montrer la complexité.
BEATRIZ. – Qu’est-ce qu’il fait chaud ici ! Laissez-moi enlever ma veste avant de commencer. Quand mon collègue m’a dit que vous vouliez me parler, je me suis dit : « Waouh ! C’est intéressant de discuter de mon travail avec un groupe d’acteurs ! » Parce qu’en fait, je crois que j’ai commencé ce travail grâce à une actrice de cinéma. J’avais dix ou onze ans. Elle jouait le rôle d’une jeune nonne qui partait  dans l’impossible pour aider les enfants pendant la guerre. Ça m’a tellement inspirée.
ADRIEN. – Je ne suis pas en train de parler de statistiques ou d’études. Je ne parle pas de cette complexité-là. Pour cela, nous avons les universités. Je parle de la complexité de l’émotion, de l’expérience, de ce que l’on vit. Une histoire, peut-être incomplète, peut-être imparfaite, mais suffisamment complexe. Vous comprenez ? Pardon, je suis un peu nerveux.
BEATRIZ. – Le film était certainement un navet. Mais cette nonne… punaise ! Elle était jeune, belle et même un peu sexy. Une jeune femme puissante et courageuse.
BAPTISTE. – À vrai dire, ça ne devrait pas être une pièce sur nous mais plutôt sur les gens que nous aidons.
NATACHA. – Votre spectacle devrait aussi parler de la distance. Pourquoi partir si loin pour aider ? Je veux dire, des personnes ont besoin d’aide partout dans le monde. Alors pourquoi aller jusqu’à l’impossible ? Essaie-t-on de fuir quelque chose ?
BAPTISTE. – Si c’est sur nous, votre pièce doit parler de ce qu’on sacrifie. Le temps qu’on passe loin de notre famille et de nos amis. La sensation de ne plus appartenir à l’endroit d’où nous venons.
BEATRIZ. – Bien entendu, la nonne meurt à la fin du film, mais… peu importe.
BAPTISTE. – Votre pièce devrait aussi montrer cette contradiction incroyable révélée par les études. Nous sommes presque tous traumatisés d’une manière ou d’une autre par ce que nous vivons au travail. Mais nous appartenons aussi aux professions qui ont le taux de satisfaction au travail le plus élevé. Je ne sais pas comment, mais ça devrait être dans votre pièce.
ADRIEN. – Votre pièce devrait parler de ce que nous voyons dans le monde, sans essayer de le montrer. Je ne sais pas si je suis clair. J’ai l’impression qu’il y a des choses que nous voyons pour notre travail, des choses tellement obscènes, tellement horribles, qu’elles ne devraient pas être montrées sur scène.
BEATRIZ. – Je ne sais pas du tout ce que vous devriez mettre dans votre pièce.
BAPTISTE. – Il faudrait interroger d’où vient l’argent pour notre travail. Parler des gouvernements qui bombardent d’autres pays, et ensuite nous financent pour aller sur place aider les victimes de ces bombardements.
ADRIEN. – Votre pièce devrait montrer qu’il y a deux mondes : le possible et l’impossible. Et que ces deux mondes changent de place en permanence.

Sur la scène, quatre actrices et acteurs interrogent sur leur métier quatre travailleurs de l’humanitaire, en vue de l’écriture d’un spectacle. On n’entendra pas les questions, mais uniquement les réponses, les actrices et acteurs jouant sous nos yeux non pas leurs « vrais » personnages de théâtre, mais les membres d’ONG interrogés.

Tiago Rodrigues est certainement l’un des dramaturges contemporains les plus machiavéliques lorsqu’il s’agit de mettre en abîme, à la scène, une intrication savoureuse et signifiante des niveaux de narration, contournant en permanence plusieurs « quatrièmes murs » imaginaires. « Dans la mesure de l’impossible », créé en février 2022 à la Comédie de Genève dans une mise en scène de l’auteur, avec les comédiennes et comédiens Adrien Barazzone, Beatriz Bras, Baptiste Coustenoble et Natacha Koutchoumov, spectacle multilingue surtitré en français et en anglais dont le texte est maintenant disponible en traduction française chez Les Solitaires Intempestifs, en constitue un exemple brillant et achevé.

BEATRIZ. – Votre spectacle devrait se dérouler dans une tente. C’est la métaphore idéale pour évoquer notre travail. Les tentes. C’est tellement compliqué à construire mais il suffit d’une tempête et hop, tout fout le camp.
NATACHA. – Ca devrait être un spectacle en trois actes. Acte I : « Je vais sauver le monde ». Acte II : « Je ne vais pas sauver le monde ». Acte III : « Le monde ne peut pas être sauvé ». Et puis rideau. Pour une fois, ça me dirait bien d’aller au théâtre.
ADRIEN. – Votre pièce devrait montrer que tout ce que nous faisons, tout ce que nous pouvons faire, c’est atténuer la souffrance.
BAPTISTE. – Et témoigner de la souffrance.
BEATRIZ. – Vous devriez parler de l’adrénaline face au danger. Certains y sont vraiment accros.
NATACHA. – Vous devriez aussi parler de cette excitation perverse pour le désastre que l’on constate chez certains d’entre nous. Une guerre civile éclate dans tel pays : « Je veux partir en mission ! » Une crise alimentaire majeure se déclare à la frontière : « Bien sûr, j’ai toujours voulu combattre la faim ! »
BEATRIZ. – Et vous devez parler de sexe.
ADRIEN. – Il faut parler de sexe. C’est très important. Beaucoup de sexe.
BEATRIZ. – On est parfois tellement stressés que la seule chose capable de nous détendre, c’est le sexe. Ou bien l’alcool. Mais dans de nombreuses régions, l’alcool est interdit. Parfois, on fabrique notre propre alcool de merde. Mais la plupart du temps, il n’y a que le sexe.
BAPTISTE. – Votre pièce devrait raconter que ce travail aussi est ennuyeux. La plupart du temps, c’est ennuyeux. Comme n’importe quel travail.

Ayant d’abord assemblé une masse significative de témoignages directs de travailleuses et travailleurs humanitaires (on songera sans doute, de même, au travail préalable sur les actrices et acteurs du droit d’asile en France effectué par Mélanie Charvy, Millie Duyé et la troupe des Entichés dans leur « Provisoire(s) » en 2017), Tiago Rodrigues conçoit une véritable machine infernale de subtilité pour approcher la complexité de l’engagement humanitaire, sous toutes ses facettes : compactant à haute intensité le matériau que l’on trouverait par exemple chez le Didier Fassin de « La raison humanitaire » ou chez les Philippe Chabasse et Camille Sayart de « Humanitaire – Une vie d’actions », le dramaturge portugais invente une curieuse et pénétrante poésie de l’action humanitaire, jouant avec des connaissances, des ressentis et des attentes, trafiquant joyeusement les doutes et les préventions de ses protagonistes pour leur faire raconter des anecdotes significatives, absurdes ou poignantes, mais toujours étonnamment agencées, et pour produire in fine un formidable questionnement intime et politique, entre ces deux mondes du possible et de l’impossible.

ADRIEN. – Je ne sais pas. J’ai toujours beaucoup de peine à partager ces histoires. Quand je rentre de mission, on me demande comment c’était. La famille et les amis m’interrogent. Mais, au fond, ils ne veulent pas savoir. Ou bien, ils sont trop impatients pour écouter. La capacité de concentration des gens est très limitée. À peine quelques minutes. Les gens veulent des histoires simples, des histoires faciles. Et le monde n’est pas simple. La violence n’est pas simple. La souffrance n’est pas simple. Je rentre d’une mission et ma sœur me demande (nous ne nous sommes pas vus depuis un an ou plus, et elle me demande) : « Comment c’était ? » J’essaie de changer de sujet. Mais elle insiste : « Raconte, comment c’était ?! » Je sais comment ça va se finir, mais je tombe toujours dans le piège : « Alors, je travaillais dans les prisons de l’impossible. Un jour, je suis allé visiter une prison pour la première fois et j’ai réalisé que les détenus n’allaient jamais dans la cour. Cela faisait des mois qu’ils n’étaient pas sortis de leurs cellules. Je vais voir le directeur de la prison et je lui explique que les détenus ont besoin d’air libre. Il répond qu’il aimerait pouvoir faire quelque chose, mais que dans la cour de la prison sont plantées ses roses. Il adore ses roses et les détenus abîment les roses. Que faire ? Moi, j’explique qu’il y a des règles internationales… et c’est parti pour un grand débat opposant les lois humanitaires aux lois de la botanique. » À peu près à ce moment-là, ma sœur me dit : « Tu as vu qu’on avait refait la salle de bains ? » Dès que tu commences à entrer dans une forme de complexité, ça n’intéresse plus personne. Et c’est peut-être parfaitement normal. Tu racontes sans doute des choses qui ne font pas partie de leur monde. Ils n’ont pas les outils pour comprendre. Voilà pourquoi je ne raconte rien, en général. (Encore moins les histoires les plus dures. Le danger, la violence, les morts.) Pour les protéger. Pour qu’ils ne s’inquiètent pas trop. Si je racontais ces histoires à ma famille, ils me ligoteraient à un meuble. Ils ne me laisseraient plus jamais repartir en mission.

Hugues Charybde
Tiago Rodrigues - Dans la mesure de l’impossible - éditions Les solitaires intempestifs

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