Marseille entre deux tours, hommage à Ibrahim Ali : “Tu peux pas concombre parce que tu es une courgette”.

En ce matin d’avril, veille du second tour de l’élection présidentielle, ils sont nombreux au rendez-vous, jeunes des Quartiers Nord de Marseille, réunis pour participer à un collage mural en hommage à Ibrahim Ali, assassiné là le 21 février 1995 par des colleurs d’affiches du Front National. Vives, colorées, les images conçues et réalisées pour l’occasion par les jeunes avec les graphistes d’Alouette sans tête tranchent dans le ciel menaçant d’un printemps incertain, elles présentent des visages naïfs, grimaçants ou cabossés, que soulignent des slogans sibyllins : « 1 fusillade / 2 couleurs / 3 malades / une âme se balade »...

Crédit photo S.W. 23 avril 2022, veille du 2nd tour des élections présidentielles, Ecce (10 ans), Shayna (11 ans), Sarah (10 ans), collent avec une trentaine d’autres jeunes et habitant·e·s des Quartiers Nord de Marseille et d’ailleurs, leurs affiches conçues et réalisées avec La Conflagration et Alouette sans tête en hommage à Ibrahim Ali, assassiné par des colleurs d’affiches du Front National le 21 février 1995.

Ancrée dans la mobilisation des quartiers populaires à travers l’histoire de l’anti-racisme, cette performance collective met en valeur l’actualité des luttes contre toutes les formes de discriminations. Son inscription dans l’espace public à l’issue d’un processus d’ateliers engagé par La Conflagration d’Elsa Mingot avec les élèves de l’école du Plan d’Aou et du collège Elsa Triolet, répond manifestement au contexte social et politique du moment : quelle que soit l’issue immédiate du scrutin, la construction d’une société multiculturelle questionne avec autant d’acuité le passé que le présent ; y faire face pour l’avenir implique des actes sensibles et tangibles, dont la symbolique puisse relier les êtres à travers le temps.

« Chasser la haine / Courage à nos âme ébènes / On se serre les coudes »

Ils ont entre 10 et 14 ans, s’appellent Massi, Ecce, Shayna, Sarah, Lina, Raïs, Jessica ou Yannis, leurs parents viennent d’Algérie, des Comores, de Turquie, des Philippines ou de La Réunion, presque tous sont français et habitent à proximité, à Saint-Antoine, aux Aygalades, au Plan d’Aou, à La Busserine, Font Vert, la Castellane ou la Savine. Une trentaine ont répondu à l’appel, rejoints par les bénévoles de la Team 13, venus parfois en famille, sorte de « réserve civique » du Département des Bouches-du-Rhône. Au carrefour des 4 chemins, tous s’activent à coups de seaux, pinceaux, rouleaux : on déroule, positionne et encolle, ça va vite ! Sur les affiches placardées à la chaîne sur les murs que les propriétaires alentour ont accepté de laisser à disposition pour cette action, des mots s’articulent ou s’entrechoquent sous des visages tantôt hilares tantôt hirsutes, sortis d’un imaginaire libéré des mots d’ordre, qui oscille entre différentes directions : tristesse, recueillement, respect, mais aussi humour, poésie ou revendication. Convoquant, à partir de cette histoire tragique, une campagne qui serait « toute autre », ces représentations condensent les tiraillements d’une époque sans insouciance mais pleinement active, à l’image de la vivacité citoyenne qui anime les enjeux démocratiques dans les quartiers populaires marseillais. « Je suis triste pour cette mort raciste, mais je suis joyeux pour Ibrahim, parce qu’on est là, jamais on oublie ! », résume d’emblée Massi, 10 ans.

« Abattu pour rien / Liberté / Egalité / Courir pour voter »

Sur le bord du trottoir, une enceinte portative diffuse un montage d’archives sonores de l’INA, qui retrace l’événement et son traitement médiatique : le drame de l’assassinat de ce jeune français d’origine comorienne survenu pendant la campagne électorale de 1995, les dénégations mensongères des responsables frontistes de l’époque, les obsèques suivies de manifestations pacifistes, le procès aux assises et la condamnation des meurtriers. Mais aussi, le dénouement contemporain de l’affaire, quand le maire est venu l’année dernière apposer pour la nouvelle municipalité une plaque rebaptisant l’avenue du nom d’Ibrahim Ali (1977-1995). Une reconnaissance des pouvoirs publics consacrant plus de 25 ans d’inlassable mobilisation des associations locales autour de cet enjeu de mémoire collective, et qui depuis ont joué un rôle emblématique dans le développement de l’éducation populaire et l’émergence de la culture hip hop [1]. Elsa Mingot rappelle justement que le projet a démarré quelques mois avant, lors des Journées européennes du Patrimoine : cette histoire désormais inscrite au patrimoine commun, il appartient à chacun de s’en emparer pour qu’elle trouve son juste écho dans le monde actuel.

« Soldat de la paix / Carrefour du cauchemar / Minot sans défense »

« Les Nouveaux colleurs » se sont vite répartis les taches, et les plus petits courent au feu rouge distribuer aux automobilistes qui acceptent de baisser leur vitre le tract qui explique leur démarche, ponctué par des citations d’Arundhati Roy et de Thomas Sankara : « Parce qu’on ne fera pas un monde différent avec des gens indifférents. Parce que le monde change / Parce que le racisme reste /Parce que le combat continue. Là où s’abat le découragement, s’élève la victoire des persévérants ».

Très vite, un scooter s’arrête, un homme lève son casque et se présente : « M. Haout. Si mon nom ne vous dit rien, connaissez-vous vraiment Marseille ? Je suis celui qui a reçu le dernier souffle d’Ibrahim Ali, son corps même, quand je l’ai recueilli dans mes bras. Je vais vous raconter ce 21 février : je tenais le bar d’en face, j’ai entendu les coups de feu, je pensais d’abord qu’il pouvait s’agir d’une affaire liée au marché aux puces à côté ; puis j’ai compris juste après, en voyant cette Renault 12 avec 3 personnes à l’intérieur : je les avais repérés un mois avant déjà, qui préparaient leur chasse à l’arabe et au noir, et avais alerté la police. On a voulu me faire taire, mais je n’ai peur que de Dieu et du juge, alors j’ai parlé, et ils ont été condamnés. Ensuite on m’a encore menacé, on m’a demandé de partir : aux yeux de certains j’avais déjà assez reçu comme ça, lorsque pied-noirs, nous avons été accueillis par la France comme rapatriés d’Algérie. Les militants FN ? On les voit encore oui, quand ils viennent jouer à la contrée, ils voudraient nous faire la bise, je ne leur serre même pas la main. Quant aux politiques, on les voit surtout à l’approche des élections venir faire les « gratte-bulletins »...

« Contre les fachos / Armée de frères / République des Aygalades »

Les minots qui avaient commencé à découvrir l’histoire en classe, en reçoivent ce jour-là, sur le lieu même du drame, le témoignage direct. Les familles, elles, la connaissent parfaitement. Zazie, une mère de famille, explique : « J’étais adolescente à l’époque, naturellement je me sens concernée, je viens ici tous les ans le 21 février, où nous prenons un temps pour être ensemble et prendre la parole dans la rue. Sans doute nos enfants sont-ils jeunes encore, mais une journée comme ça me donne l’occasion d’aborder avec eux ce sujet dont nous ne parlons pas forcément tous les jours à la maison. » La discussion se poursuit sur la façon dont les jeunes perçoivent aujourd’hui ces questions : la plupart disent ne pas être confrontés au racisme au sein même de leurs quartiers, où les communautés se côtoient au quotidien. Rais (10 ans) se souvient quand-même avoir été traité un jour de « sale arabe ». L’insulte venait de la mère d’un camarade de classe, elle-même d’origine maghrébine : plutôt un sale humour, oui !, tranche-t-il. Yannis (14 ans), dit quant à lui parfois déceler au collège une forme de racisme « banalisé », souvent amené sous forme de blagues plus ou moins hostiles, auquel il préfère répondre par la dérision en pointant le ridicule de l’agresseur.

« Mais le vrai défi pour moi, ce qui devrait nous réunir dans ma génération, c’est l’écologie. Face à ça nous sommes tous concernés à égalité. C’est pour ça que dans ma classe, j’ai accepté la responsabilité « d’éco-délégué », ponctue le jeune homme d’une voix mesurée mais déterminée.

« Colère immigrée / Haine qui nous hante / Reste notre courage »

Joanna Selvidès a engagé sa classe de CM2 dans cette aventure, elle contextualise la démarche. Il s’agit de ne pas céder à l’oubli face aux discriminations, et porter à travers les générations, en actes, en paroles, le germe de résistances durables. Elle en rappelle les étapes, en détaille les outils : « A partir du sujet historique lui-même et des réactions qu’il peut susciter, nous avons abordé différentes formes d’écritures : champ lexical détourné d’un film de la Dilcrah [2], haïkus, acrostiches, sur un corpus de textes du rappeur Soly [3], ou encore d’Aimé Césaire... La rencontre avec les élèves de 6e, qui sont aussi mes anciens élèves, dans le collège où ils seront ensemble l’année prochaine, a été un moment clé, un passage, où se mesure de façon palpable la solidarité entre générations. Enfin, la production même des affiches, avec la presse rotative des graphistes d’Alouette sans tête dans la très belle Usine des 8 Pillards [4] a été pour eux une découverte exceptionnelle. »

Le duo de graphistes Tiphaine Dubois et Vincent Sojic ont en effet accueilli le groupe d’élèves dans leur atelier à Plombières, où les visages ont été composés et les textes et couleurs assemblés. Ils détaillent le processus de fabrication qu’ils ont pu faire fonctionner devant les jeunes : leur « roto », dotée d’un système duplicopieur qui permet des impressions en nombre à partir de larges bandes de papier, grâce aux bobines cylindriques avec façonnage intégré à l’arrivée. « Ce moment crucial de la mise en forme jusqu’à son achèvement, nous craignions que ce soit difficile pour eux, mais ils se sont vraiment amusés, et le résultat est plutôt... fructueux non ? »

« C’est de ta faute / C’est à cause des pandas qu’on a tous ces problèmes »

« Jusqu’à la veille du collage encore, reprend Joanna, où j’envoyais des textos aux familles, je n’étais sûre de rien, je n’avais obtenu qu’une réponse, et nous sommes un week-end de vacances scolaires, même si habituellement ici les gens partent peu. Au vu de l'actualité, avec la tension particulière des élections où le Rassemblement National se retrouve encore une fois au 2nd tour, certains auraient aussi pu légitimement s'inquiéter de participer à un acte manifeste comme celui-ci dans l'espace public ». Elsa Mingot renchérit : « De fait, dès le début tous n'ont pas suivi, certains centres sociaux par exemple à qui cela a été proposé, auraient pu s'associer plus étroitement à la démarche, et nous aurions pu donner plus d'ampleur encore à cette action. Sans doute cela leur est apparu trop directement politique, mais ces sujets justement, n'est-ce pas de leur responsabilité de les traiter ? » La tension très particulière du moment il est vrai, et la haute responsabilité à laquelle il renvoie chacun, en son for intérieur, mais aussi, concrètement, en actes, invite à la mise en critique des postures trop confortables. Paru l'avant-veille dans la revue Ballast [5], un article à la plume bien trempée de l'écrivaine Sandra Lucbert ne manquait d'ailleurs pas de rappeler l'inanité, l'indécence même, d'un « MondeDeLaCulture » s'érigeant à coup d'interventions médiatiques en « belles âmes » et « grandes consciences », dont la seule opinion serait finalement d’en avoir plus que les autres : « Dans ces tribunes, pas un mot qui concerne les réalités matérielles des gens : pas plus celles du capitalisme autoritaire que celles du fascisme », pourtant toujours en premier et en dernier ressort, déterminantes. L'exact opposé au fond de la démarche menée ici par La Conflagration avec les jeunes des Quartiers Nord de Marseille, à la fois humble et audacieuse, leur offrant un espace d'expression personnelle et collective salutaire pour sublimer la peur et se tenir ensemble, durablement. « Il y a tribune et tribune. Il y a MondeDeLaCulture et monde de la culture » conclut simplement le texte, renvoyant l'art au véritable travail qu'il peut opérer, lorsqu'il assume de prendre le monde à bras le corps.

« Armes / Larmes / Inégalité »

Dans la poursuite de ce projet, un ultime atelier doit se dérouler à la Maison de Lutte contre les discriminations nouvellement ouverte à Marseille, qui présente un fonds sur les discriminations liées au genre et à la sexualité. Une façon d'encore ouvrir les échanges et les horizons de réflexion entre jeunes sur ce vaste sujet. Enfin, dans le respect du lieu de mémoire et de vie qu'est l'avenue Ibrahim Ali, un temps spécifique est prévu pour le décollage des affiches le 10 juin. L'occasion d'un nouveau rendez-vous, juste avant les élections législatives, qui se prolongera en soirée à la Cité des Arts de la Rue avec Generik Vapeur et la toujours très incisive artiste Nadège Prugnard dans le cadre de la Biennale des Ecritures du Réel ; tous débordements artistiques à prévoir ! [6]

Samuel Wahl
La Conflagration :
https://www.laconflagration.com/
Alouette sans tête : https://www.alouettesanstete.com/

[1] On peut écouter à ce sujet le podcast réalisé au printemps 2021 par Radio Belle Victorine et produit par Valérie Manteau, écrivaine et animatrice des Etats Généraux de la Culture de Marseille : https://www.podbean.com/ew/pb-hbm7g-fff70b

[2] Délégation Interministérielle à la Lutte Contre le Racisme, l'Antisémitisme et la Haine anti-LGBT (DILCRAH) : https://www.dilcrah.fr/videos/

[3] Voir le blog personnel de Mbaé Tahamida Mohamed dit Soly, médiateur et slameur, qui dirige à la Savine le studio de la Sound Musical School de B.Vice, le groupe dont faisait partie Ibrahim Ali, qui a vu défiler presque toute la scène rap marseillaise : https://mtsoly.over-blog.com

[4] https://www.facebook.com/Les8Pillards/

[5] https://www.revue-ballast.fr/second-tour-mondedelaculture-et-lutte-des-classes/

[6] Infos à venir sur le site de la Biennale des Ecritures du Réel : https://www.theatrelacite.com/biennale-2022/ ou sur celui de la Cité des Arts de la Rue : https://www.lacitedesartsdelarue.net/