L'incandescence dans la poussière des indiens-américains de Jaime de Angulo
Une immersion poétique et ethnolinguistique parmi les Indiens déshérités de Californie dans les années 1930 : « rouler dans les fossés avec les chamanes ».
C’est pour vous, Blaise Cendrars, que j’ai écrit ces lignes, parce que je savais que vous comprendriez. Vous qui avez vu tant de choses, tant de pays, tant de monde, vous qui avez aussi connu les Indiens, vous qui n’avez peur ni de dieu ni du diable, ni de la vie ni de la mort.
Il n’y a rien, dans l’univers, de merveilleux. Il n’y a rien de caché. Le monde est un grand livre ouvert… Mais il faut savoir lire, n’est-ce pas ? C’est seulement la sottise humaine qui donne naissance au miracle (et même au vol en arrière !)
Ce qui relie deux réalités, ce lien entre l’esprit et la matière, ce rapport entre ces deux choses… ah ! C’est là le grand mystère !… comme l’a dit Lao-Sze il y a bien longtemps.
Jaime de Angulo (1887-1950), né à Paris de parents espagnols (son type « mexicain » prononcé lui permettra tout au long de sa vie de se différencier auprès des populations indiennes des W.A.S.P. californiens largement honnis des descendants des plus anciens occupants du pays), parents aristocrates selon la légende, arrive en Californie en 1906, juste avant le grand tremblement de terre de San Francisco, d’abord comme authentique cowboy, puis comme médecin et psychologue, avant de se tourner également vers l’anthropologie et l’ethnomusicologie. Vivant au contact immédiat des Indiens de Californie, tout particulièrement des tribus Pit Rivers, Païutes et Modocs, aux vies particulièrement précaires, il consacre près d’une décennie à recueillir, au prix d’une observation extrêmement participante (ses collègues universitaires de Berkeley utiliseront parfois à son sujet l’expression imagée « going native ») de précieuses informations linguistiques, mythologiques, coutumières et artistiques (assemblant notamment une rare collection d’enregistrements de chants traditionnels, cérémoniaux ou autres). Vivant ensuite en semi-reclus à Big Sur, non loin du repaire d’Henry Miller, séparé de son épouse L.S. « Nancy » Freeland (également linguiste et anthropologue, étudiante d’Alfred Kroeber, le père d’Ursula K. Le Guin, car le monde est parfois tout petit et chargé de correspondances baudelairiennes) après la mort de leur fils Alvar dans un accident de voiture en 1933, mais restant en bons termes avec elle, il reçoit les visites relativement fréquentes de Robinson Jeffers, de Henry Cowell ou de Kenneth Rexroth, parmi bien d’autres artistes de la région de San Francisco, et participe ainsi, d’une manière distante mais réelle, à la pré-révolution culturelle alors en cours sur la côte Ouest des États-Unis. Apprenant son cancer début 1949, il consacre frénétiquement les derniers mois de sa vie, avec l’aide de son épouse, à rendre publiable l’essentiel du travail accumulé pendant près de vingt-cinq ans, tout particulièrement ses « Contes indiens », qui seront publiés en 1953, et ces « Indiens en bleu de travail », publié en revue puis en volume en 1950. C’est en 2014 que Martin Richet nous en offre cette belle traduction française (ainsi qu’une précieuse postface), dans la collection géographie(s) des éditions Héros-Limite.
Quarante, cinquante, soixante personnes hivernaient au même endroit, vivant toutes ensemble, vivant les unes sur les autres, dans une grande maison commune, dans une sorte de grotte souterraine. Telle était l’astsuy, non, je veux dire l’astsùy.
J’aurais beaucoup donné pour passer du temps dans une de ces maisons d’hiver d’autrefois, pour voir exactement comment on y vivait, me faire une réelle impression de leur organisation sociale, de leur vie de famille, de leur système de parenté. Je n’ai que des mots. Je les ai lus dans des manuels d’anthropologie, mais ce ne sont que des étiquettes, des spécimens desséchés, sans vie.
J’ai toujours voulu vivre avec des peuples véritablement primitifs, de vrais hommes de l’Âge de Pierre, pour voir ce qu’ils pensaient, et éprouvaient. J’avais bien lu des livres sur la psychologie des primitifs, certains excellents, comme ceux de Lévy-Bruhl (qui, d’ailleurs, n’a jamais quitté Paris, m’a-t-on dit), mais n’avais jamais été convaincu. Tout cela restait trop théorique.
Des peuples vraiment primitifs, pas les Indiens déjà cultivés du sud-ouest et leur culte du soleil, leurs sociétés secrètes, leurs cérémonies ésotériques. De véritables hommes de l’Âge de Pierre… Eh bien, eux l’avaient été, jusqu’à une date récente. Prenez Jack Folsom qui était petit garçon quand les premiers hommes blancs sont arrivés. En restait-il quelque chose ? À quel point avaient-ils changé ? Mon dieu, pensez-y, passer de son vivant de la hache de pierre à la télégraphie sans fil ! Indiens en bleu de travail ; non, ces Indiens n’avaient rien de pittoresque, pas de coiffes de plumes ou de mocassins ornés, rien pour ravir les touristes chez ces « Indiens glaneurs » en chapeaux abîmés et calicots bon marché, récupérant les abats des blancs dans les décharges des bords de ville. Mes Indiens en bleu de travail !
On sera certainement frappé à la lecture de ces 70 pages de l’adéquation intime, profonde, vitale, entre la forme qu’elles adoptent et la vie qu’elles décrivent comme en passant, avec une profonde simplicité dans le compte-rendu de l’échange, dans l’acceptation de l’autre, qui résonne avec les proses poétiques d’un Thierry Metz, d’un Jean-Pierre Abraham ou d’un Joseph Ponthus. Traquant avec une grande finesse ce qui se peut se terrer au détour d’un détail linguistique, vivant pleinement la misère et la fierté qui baignent ses amis chamanes ou simples journaliers (on pensera sans doute aussi, même si l’époque est plus tardive et qu’il s’agit d’Indiens du Sud-Ouest aux structures sociales et mythiques réputées plus complexes, aux navajos et aux hopis si finement mis en scène par le grand Tony Hillerman), faisant preuve en permanence d’un humour digne du sens constant de la plaisanterie et du rire dont témoignent ses interlocuteurs, jusque dans le malheur épais, Jaime de Angulo nous offre un témoignage rare, fou et intense, en pleine conscience, du caractère infiniment précieux de l’altérité, contre toute la pression d’une société et d’un mode de vie dominant.
J’avançai. La nuit tombant, je cherchai où camper. Et je vis, non loin de la route, un feu brûler et des gens camper sous un grand pin. Je m’approchai, et fis ainsi la connaissance de Sukmit, alias Frank Martin, aussi connu sous le nom de Bieber Frank, voire sous celui de « ce fou de médecin indien bossu », qui devint par la suite mon compagnon inséparable (dans combien de fossés avons-nous dormi ensemble avec une bouteille d’eau de feu ?). Fou comme pas deux, de longs bras puissants, un œil perdu, l’autre malicieux, une immense bouche sensuelle parsemée de quelques dents. C’était un jeune homme d’une trentaine d’années.
« Hello, puis-je camper ici ? »
« Pour sûr ! Pourquoi pas ? C’est ma terre, terre indienne, je suis pas comme l’homme blanc, je laisse tous rester sur moi. Tous bienvenus, je suis médecin indien. D’où tu viens ? Où tu vas ? Assieds-toi avec nous. Je parie que jamais tu as mangé bouillie-de-courge. Meilleur goût avec le sel. Les Indiens autrefois avaient pas le sel. Tu manges le sel et tu as la douleur des yeux. »
Il se retourna vers une femme vieille et grosse et se mit à parler le Pit River à toute vitesse. Ils parlaient beaucoup plus clairement que Jack Folsom. Je remarquai une fois de plus la mélopée singulière de leurs tons hauts et bas, de leurs syllabes longues et brèves, comme du Morse. Et quelles rudes gutturales ! Ces deux-là semblaient toujours devoir crier à tue-tête, comme font les Espagnols (c’est le cas de la plupart des Pit Rivers). Une autre Indienne était assise près du feu. Elle était petite et décharnée, et ne disait rien. Sukmit la montra du doigt en disant : « C’est mon oncle. Il parle pas la langue blanche. J’ai pas de foin pour ton cheval. Il supporte le piquet ? »
La bouillie de courge avait le goût de la soupe aux pois, plus ou moins. Il y avait aussi des pommes de terre frites, mais jamais je n’en avais vu frites de cette façon, lentement étuvées à la graisse dans une poêle. Je les trouvai répugnantes mais mangeai par politesse. Sukmit ne cessait de parler et de se vanter. De temps en temps, sa mère, la grosse femme, arrêtait d’attiser la flamme, le regardait droit dans les yeux et disait en anglais « Oh, you are crazy ». « Elle dit que je suis fou parce que je suis médecin, tous les médecins indiens sont fous. » L’autre femme, « l’oncle », ne disait rien. Elle n’a jamais rien dit. Elle mourut deux ans plus tard.
Hugues Charybde le 2/05/2022
Jaime de Angulo - Les indiens en bleu de travail - éditions Héros-Limite
l’acheter chez Charybde ici