Le Cantique des Cantiques de la critique d'Arnaud Viviant

Un essai tonique et enlevé, irrévérencieux et discrètement érudit, sur la place de la critique littéraire – sous certaines formes spécifiques – dans la littérature d’aujourd’hui.

Écrivain (auteur notamment de trois romans), journaliste et critique littéraire (sa présence dans l’émission Le Masque et la Plume le dimanche soir étant peut-être la plus connue de ses interventions régulières), Arnaud Viviant est quelqu’un avec qui je ne partage pas tous mes goûts en matière de lecture, mais sa passion et son honnêteté (qui n’exclut jamais la malice et le sens féroce de la formule) le rendent très souvent passionnant. En 2013 déjà, son beau « La vie critique » interrogeait la manière dont se crée la passion pour l’écrit. Avec ce « Cantique de la critique », publié en 2021 à La fabrique, il nous offre les conclusions d’une précieuse investigation personnelle dans ce qui constitue la critique littéraire en tant que telle, aujourd’hui, par rapport à hier et peut-être à demain.

Simplement, la critique est l’écriture d’une lecture. Pas seulement son récit (même si récit il y a). Pas seulement son jugement ou son interprétation (même si jugement et interprétation il y a).

Une fois qu’on a dit cela, on pourrait tout aussi bien aller se coucher. Il n’y a pas grand-chose à ajouter, hormis de sombres détails qui relèvent de l’intendance, laquelle suivra (comme n’importe quel écrivain se prenant pour un général vous le dira).

Par exemple que la critique raconte une chose assez dérangeante en soi mais néanmoins limpide : qu’il n’y a pas qu’une seule lecture. Que la lecture d’un critique, quel que soit son talent, est une proposition qui ne peut se suffire à elle-même et qui en attend d’autres. En effet, la critique n’est pas une opération solitaire : la Critique est un chœur discursif. Dialectique et constructif. Plus il est grand, plus il paraît chanter et discourir juste (moins les fausses notes d’un seul se font alors entendre). Et du chœur naît le ténor ou la diva. Le métier n’en a jamais manqué. Mais il s’agit là encore d’une opération critique, c’est-à-dire de distinction. Car telle est la fonction, pour ne pas dire la lutte finale, de la critique : distinguer. Un des verbes les plus troubles, les plus ambigus de notre langue. Quelque part entre élire et faire la différence. Ce n’est pas la même chose.

Ajoutons que, lorsqu’elle est bien tournée (i.e. vers les autres), la critique ne prend pas seulement la forme de l’écriture de l’aventure d’une lecture. Dans chaque œuvre, le critique est en expédition, en reportage. Va-t-il périr d’ennui ou de plaisir ? Se faire cannibaliser par l’œuvre ou bien la coloniser ?

Ainsi lire jugera.

Car il n’y a pas de vérité de la lecture : il ne peut y avoir qu’un jugement. C’est pour commencer un jugement de goût, ce dont la sagesse populaire s’est toujours méfiée : « Des goûts et des couleurs, on ne discute pas » affirme-t-elle avec l’idée qu’on entrerait là dans des arguties sans fin qui nous feraient perdre beaucoup de temps qu’on pourrait mieux employer ailleurs (sans jamais préciser toutefois où…). Charge donc à la critique d’ouvrir cette discussion absolument folle et qui heurte pour le moins le sens commun.

La critique ne craint pas de tourner en rond comme un chat après sa queue. Bien au contraire, dans sa forme parfaite, la critique se présenterait plutôt comme une ronde sans fin.

Jusqu’à preuve du contraire, les mots veulent dire exactement ce qu’ils disent. L’affaire du signifiant a bien sûr surgi de tous côtés comme un prurit au XXe siècle. Mais force est de reconnaître que le signifié a encore une belle partie à jouer. Les mots espèrent toujours trouver des lectrices et des lecteurs qui aient confiance en eux. Et plus encore les mots naissants dont beaucoup vont disparaître prématurément.

Des plaisantins peuvent toujours s’amuser à faire « l’éloge du mauvais lecteur », la vérité est qu’il n’y a pas de bon ou de mauvais lecteur. Il y a seulement des lecteurs plus attentifs que d’autres pour une bonne raison : on les paie pour le faire à notre place. Ce sont nos domestiques intellectuels, nos bonniches littéraires ; ce sont entre autres nos critiques.

Au fil des pages, Arnaud Viviant mobilise avec brio les analyses directes et indirectes au service de son propos nuancé mais toujours alerte : on croisera ainsi Albert Thibaudet, Roland Barthes, Marcel Proust, Jean Paulhan, Virginia Woolf, Carlo Ginzburg, Étiemble, Paul Valéry, Maurice Nadeau, Walter Benjamin, Maurice Blanchot ou Jacques Rancière, pour ne citer que quelques-uns des critiques de métier (qu’ils soient ou aient été par ailleurs écrivains d’autres formes littéraires) dont le travail rencontre ici certains échos précis.

Pour travailler en une vraie profondeur, sous des apparences de promenade concentrée, certains enjeux (ce qui différencie les chroniques fréquentes, quotidiennes ou hebdomadaires, des études critiques conduites dans la durée, la différence de fond entre critiques négatives, critiques positives et critiques cherchant à dégager ce qui vibre de spécifique dans une œuvre donnée, le rôle spécifique et ambigu de la critique « de librairie », ou bien – on y reviendra – ce que représente le fait même d’être rémunéré pour critiquer), il n’hésite pas à user avec adresse à la fois de son réel éclectisme, de sa culture assez prodigieuse, et de sa capacité à alterner sans rupture de rythme tournures savantes et tournures populaires : critique à facettes, critique caméléone qui s’élabore aussi et peut-être surtout dans les frictions et les chocs du dissemblable – à l’écart de cette tendance lourde (pesante) de la littérature et de l’art en général qui réclame au premier chef du même, susceptible de satisfaire encore et encore les addictions molles et inoffensives.

Bien sûr, il s’agit d’une autre époque et d’un autre pays, dira-t-on. Sauf qu’il y a désormais tellement d’époques et de pays sédimentés dans chaque époque et dans chaque pays qu’on a trouvé un nom pour qualifier cette stratification entraînant le vice archéologique : la culture. Or une histoire de la critique est souvent pour commencer une histoire culturelle, elle-même stratifiée, un récit de sa compromission, de sa subordination, de sa perte d’autonomie par rapport au monde de l’édition et, plus généralement, au pouvoir.

En 170 pages, et pour tenir le pari secret de garder son érudition en ligne de fond discrète plutôt qu’en soutien direct d’argumentation, comme pour maintenir le rythme enlevé qui caractérise l’ouvrage, certaines positions sembleront rapides, voire injustes de temps à autre : il rôde ici par instants une forme de mépris voilé vis-à-vis des libraires, et surtout des blogueuses et blogueurs, non pas tant sur la question de leur qualité, mais sur celle de leur non-professionnalisme. Ce débat-là mériterait sans doute mieux et plus fin, à l’heure où tant d’influenceuses et d’influenceurs sont de facto rémunérés par le marketing éditorial (fût-ce sous la forme parfois allègrement absurde du « un livre en échange d’une critique »). Mais ces points sont mineurs, et ne sont de toute façon pas centraux pour ce « Cantique de la critique » qui s’efforce avec ferveur, courage et talent de remettre en perspective cette lecture professionnelle un peu particulière, et l’oscillation de sa réception comme de sa production dans un monde littéraire qui bouge bien davantage que l’on ne veut s’en rendre compte parfois.

En préparant ce livre, j’ai pris beaucoup de plaisir à reconstituer (autant qu’à les imaginer) les relations entre ces gens qui se lisent, qui s’écrivent, qui critiquent les mêmes ouvrages lorsqu’ils paraissent, qui hument ensemble cette encre fraîche qui constituera lorsqu’elle aura pâli l’édition originale d’une œuvre. Si se rendre acquéreur de la bibliothèque d’un écrivain est acheter son conscient, acheter celle d’un critique littéraire est prendre possession de son conscient, autrement dit de sa censure. La bibliothèque d’un critique littéraire présente les jugements d’un grand lecteur qui conserve beaucoup moins qu’il ne lit. L’unique fois où l’un des meilleurs critiques littéraires de ma mauvaise génération est venu chez moi, il a eu ce mot de connaisseur : « Chez toi ça va : il n’y a pas trop de livres ». 

Il faut lire le superbe échange silencieux proposé à propos de ce « Cantique de la critique » par Claro sur son blog Le clavier cannibale, ici.

Hugues Charybde le 6/04/2022
Arnaud Viviant - Le Cantique de la critique - éditions La Fabrique

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