Les morts très-pénétrés de Martel par Claro
Retourner (deux fois) les morts, de Henri Martel est un livre qu'on n'est pas prêt d'oublier, d'autant plus qu'il impose à la mémoire des scènes proprement stupéfiantes, portées par une scansion qui bouscule de façon définitive.
On avait lu il y a longtemps un bref recueil du même auteur – Glacé mon sang (2011) – et on guettait sans plus trop y croire le retour de cet écrivain insolite. Dans ce nouveau texte, Martel explore le corps humain, non tel qu'on le connaît ou même l'imagine, mais tel que le souvenir le reconstitue quand la mort est venue à jamais défigurer l'être enfui. La phrase, ici, est conçue comme un membre fantôme osant s'insinuer entre les organes, et sympathisant avec un sang qu'elle sait figé afin de réanimer l'impuissant cadavre. Evitant l'écueil de la nércophilie, Martel se livre néanmoins à la description – la peinture? – d'une hypnotique orgie avec l'inanimé, confiant à chaque segment secrètement rimé la tache de faire jouir la chair inerte du paragraphe (chaque paragraphe se voit assigné une partie du corps, plus ou moins réelle). Le corps "baisé d'errantes pensées", devient alors "cavité semblable au ciel troué, qu'abusent éclairs, si morte est la saison d'aimer". A mesure qu'on progresse dans le livre, on voit la phrase gagner en audace, se dépouiller de certains artifices douloureux, elle s'épure, puis, quand on s'y attend le moins, livre à sec sa volée de spasmes. Le corps pénétré de toutes parts, pareil au corpus littéraire dont joue l'auteur (il est question d'"animaux de la misère", d'une "poussée psycho-lubrique"…), se met alors à prendre à son compte plusieurs siècles d'évolution prosodique. Les images, qui dans les cent premières pages, restaient plus ou moins dans le pré carré de la métaphore, adossé à un lyrisme trouble, deviennent des tableaux vivants où est "racontée" – sous forme de bacchanales transgressives – la métamorphose de la poésie française d'après 1970 (à la louche).
Dans un passage qu'on dirait arraché aux ténèbres de la conscience, Martel va encore plus loin et nous propose le "sacre du foutre igné": "alors elle – la cadavre à peine – s'emplit d'affres liquides, son cœur germiné par la forêt des flaccides phalli d'hier, un écho de grêle sonore achevant d'empaler le cul brun et toutes nos réticences soudain abêties lettrées usées" Mais "la" cadavre imaginée par Martel se dissout alors, comme si la langue peinait à maintenir sa substance, la phrase se disperse imperceptiblement, le chant devient mélopée, et sans prévenir – une seule ligne blanche tient de rupture – Martel se livre alors à une confession dont on n'osera pas questionner la véracité: récit blafard d'une errance nocturne au cours de laquelle "il" rencontre une spectre défoncée à une drogue mythique – l'antigoniale –, laquelle lui annonce qu'elle sera sa mère et, afin que la chose se réalise, l'entraîne dans une maternité à moitié détruite par les bombes afin de "m'envaginer doucement, m'utériser avec les noirs forceps de son amour impossible" et voillà le texte de Martel qui se contracte et s'amenuise, se fend, avant qu'un drame – on n'en dira pas plus – crée une sorte de naissance à rebours (et ici la langue de Martel s'offre des contractions syntaxiques et lexicales proprement stupéfiantes). Refusé par de nombreux éditeurs, resté longtemps dans les tiroirs maudits de l'auteur, Retourner (deux fois) les morts n'est pas un de ces énièmes "OLNI" dont on nous rebat les oreilles. C'est un chant, cassé concassé, tourné certes vers la mort et la putréfaction, mais si sexuel qu'on dirait la dernière grande plainte du Jouir. A vous de voir… _
Claro le 4/04/2022
Henri Martel - Retourner (deux fois) les morts - éd. Inferno à paraître