Avec "Le Tombant" de Fabien Clouette, un moment tibétain ( côté livre des morts…)

« Est-ce le genre d’images qui revient hanter ? » Le télescopage mémoriel de l’ordinaire et du sensé au moment de plonger pour la dernière fois. Fabuleux.

Le souffle n’est plus évident. J’ai comme un arrière-goût de poivre en bouche. Quelques fourmis s’agitent le long de mes jambes, dans la pulpe de mes doigts. On n’y voit rien et pourtant je sens un regard. Il n’est pas are que ce soit le paysage qui nous regarde. Sous l’eau il n’y a plus que les paysages des souvenirs. Ils m’observent couler. Ces paysages immédiats, ce sont des parkings de plage à l’aube, presque vides, des paillotes avec des clés sur la porte, des scooters rouges garés en bas d’appartements de front de mer, des boîtes de nuit fatiguées par la saison, des bacs à marée remplis de lunettes de soleil fluo, des aquariums grands comme des océans. C’est une succession d’instantanés, avec le pari qu’une des images sorte nette, celle, de nuit, en grand-angle, d’un break avec quelques points de rouille aux flancs faisant une sortie de route le long d’une falaise de granit.

Un été en bord de mer, le drame. Quatre jeunes adultes du coin, ensemble en voiture pour une plongée subaquatique bien méritée, manquent un virage et sont précipités du haut de la falaise. Tandis que le véhicule sombre dans l’abîme de plusieurs dizaines de mètres de profondeur, l’un d’eux, qui n’est peut-être déjà plus vivant, mais n’est ni mort sur le coup ni ayant pu s’extraire de justesse par une fenêtre fracassée de l’habitacle, est pris de cette mythique poussée mémorielle des derniers instants, sous une forme néanmoins redoutablement inhabituelle : « Tombant ».

Il ne s’agit pas ici du brutal et célèbre flash-back qui constituait « Les choses de la vie » chez Claude Sautet (que Laurent Banitz avait déjà si magnifiquement transfiguré dans son « Un âne plane » en 2015), mais bien d’une reconstruction extrêmement élaborée – sans aucun reniement de son innocence primordiale – des tenants et aboutissants d’un été ordinaire (supposant de parvenir à reconstituer ce qui fait le banal, le quotidien et le résolument autre), en assemblant les bribes apparemment insensées, ou au contraire beaucoup trop riches de sens (et l’on songera sûrement alors à la Caroline Hoctan de « Dans l’existence de cette vie-là »), qui l’ont jalonné.

Formidable narrateur omniscient disposant de quelques minutes seulement, qu’il peut toutefois subjectivement étirer à l’infini si nécessaire, lui nous raconte donc l’été passé et ce qui l’a précédé lorsque c’est pertinent (pour lui). Extraordinaire flux de conscience qu’il tente pourtant drôlement d’organiser, en limitant les coqs-à-l’âne à l’inévitable rappel du présent en cours de noyade. Son amie d’enfance Stella, star locale du football, sa sœur V., devenue monitrice de plongée après un bref passage par l’armée, et dont il est – sans peut-être en prononcer les mots – très vite tombé amoureux, l’espagnole Isabella, footballeuse de passage d’un petit tournoi international, devenue l’amoureuse à son tour de l’ami Cosmos, pêcheur tout juste disparu en mer, ou même Ponce, le collectionneur de téléviseurs hantise des villas vides, deviennent ainsi les piliers temporaires et solides d’une remémoration active, celle d’un univers à la fois simple et puissamment ramifié, que l’on pourra largement supposer être celui des côtes bretonnes de la Manche, là où les activités touristiques (en y incluant l’atmosphère étrange s’installant volontiers hors de l’été étendu, chère au Sylvain Coher de « Hors saison » et de « Nord-Nord-Ouest ») et les activités halieutiques traditionnelles s’entrechoquent doucement (le sort tragique et mystérieux du chalutier Bugaled Breizh , subitement tombé au fond en 2004 demeure ici un réel traumatisme), et là où les effets tardifs d’une décentralisation et d’un désamour vis-à-vis des grandes villes viennent inscrire dans le quotidien travaillé toute sorte de jobs jadis improbables ici.

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Note de lecture : « Tombant » (Fabien Clouette)

Posté par Hugues ⋅ 1 février 2022

« Est-ce le genre d’images qui revient hanter ? » Le télescopage mémoriel de l’ordinaire et du sensé au moment de plonger pour la dernière fois. Fabuleux.

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Le souffle n’est plus évident. J’ai comme un arrière-goût de poivre en bouche. Quelques fourmis s’agitent le long de mes jambes, dans la pulpe de mes doigts. On n’y voit rien et pourtant je sens un regard. Il n’est pas are que ce soit le paysage qui nous regarde. Sous l’eau il n’y a plus que les paysages des souvenirs. Ils m’observent couler. Ces paysages immédiats, ce sont des parkings de plage à l’aube, presque vides, des paillotes avec des clés sur la porte, des scooters rouges garés en bas d’appartements de front de mer, des boîtes de nuit fatiguées par la saison, des bacs à marée remplis de lunettes de soleil fluo, des aquariums grands comme des océans. C’est une succession d’instantanés, avec le pari qu’une des images sorte nette, celle, de nuit, en grand-angle, d’un break avec quelques points de rouille aux flancs faisant une sortie de route le long d’une falaise de granit.

Un été en bord de mer, le drame. Quatre jeunes adultes du coin, ensemble en voiture pour une plongée subaquatique bien méritée, manquent un virage et sont précipités du haut de la falaise. Tandis que le véhicule sombre dans l’abîme de plusieurs dizaines de mètres de profondeur, l’un d’eux, qui n’est peut-être déjà plus vivant, mais n’est ni mort sur le coup ni ayant pu s’extraire de justesse par une fenêtre fracassée de l’habitacle, est pris de cette mythique poussée mémorielle des derniers instants, sous une forme néanmoins redoutablement inhabituelle : « Tombant ».

Il ne s’agit pas ici du brutal et célèbre flash-back qui constituait « Les choses de la vie » chez Claude Sautet (que Laurent Banitz avait déjà si magnifiquement transfiguré dans son « Un âne plane » en 2015), mais bien d’une reconstruction extrêmement élaborée – sans aucun reniement de son innocence primordiale – des tenants et aboutissants d’un été ordinaire (supposant de parvenir à reconstituer ce qui fait le banal, le quotidien et le résolument autre), en assemblant les bribes apparemment insensées, ou au contraire beaucoup trop riches de sens (et l’on songera sûrement alors à la Caroline Hoctan de « Dans l’existence de cette vie-là »), qui l’ont jalonné.

Formidable narrateur omniscient disposant de quelques minutes seulement, qu’il peut toutefois subjectivement étirer à l’infini si nécessaire, lui nous raconte donc l’été passé et ce qui l’a précédé lorsque c’est pertinent (pour lui). Extraordinaire flux de conscience qu’il tente pourtant drôlement d’organiser, en limitant les coqs-à-l’âne à l’inévitable rappel du présent en cours de noyade. Son amie d’enfance Stella, star locale du football, sa sœur V., devenue monitrice de plongée après un bref passage par l’armée, et dont il est – sans peut-être en prononcer les mots – très vite tombé amoureux, l’espagnole Isabella, footballeuse de passage d’un petit tournoi international, devenue l’amoureuse à son tour de l’ami Cosmos, pêcheur tout juste disparu en mer, ou même Ponce, le collectionneur de téléviseurs hantise des villas vides, deviennent ainsi les piliers temporaires et solides d’une remémoration active, celle d’un univers à la fois simple et puissamment ramifié, que l’on pourra largement supposer être celui des côtes bretonnes de la Manche, là où les activités touristiques (en y incluant l’atmosphère étrange s’installant volontiers hors de l’été étendu, chère au Sylvain Coher de « Hors saison » et de « Nord-Nord-Ouest ») et les activités halieutiques traditionnelles s’entrechoquent doucement (le sort tragique et mystérieux du chalutier Bugaled Breizh , subitement tombé au fond en 2004 demeure ici un réel traumatisme), et là où les effets tardifs d’une décentralisation et d’un désamour vis-à-vis des grandes villes viennent inscrire dans le quotidien travaillé toute sorte de jobs jadis improbables ici.

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Trois mois plus tôt, je ne connaissais ni le goût de la cardamome ni la plongée. Tout le monde souriait en disant : ça y est, c’est l’été. Je me souviens que c’était une journée normale au travail. J’avais fait de la manutention. J’avais passé une partie de l’année à agrafer des câbles chez des gens, à agrandir des trous à la tarière et à trimbaler des poteaux. Ce jour-là, le dernier jour de mon contrat, je portais du matériel d’un point à un autre. C’était le premier jour qu’on passait vraiment en plein soleil. Alors qu’on préparait le terrain pour la trancheuse, une collègue nous a fait remarquer qu’un voilier s’était échoué sur un banc. Tous les maçons avaient arrêté leur travail pour regarder longtemps la scène. Deux femmes avaient passé la matinée à faire des relevés de points où on devait enfouir des tubes. La plus jeune avait demandé à faire plusieurs trous pour chercher de la roche. On allait devoir procéder autrement, avec des kilomètres de bétonnage s’il le fallait, parce que tous les trous étaient inondés, sauf celui de la digue. Tous les chantiers devaient renforcer la digue. La patronne disait aux autres planteurs que, de toute façon, toutes les digues étaient bâties sur du sable. Un jour ça s’écroule, il n’y a rien de plus normal pour des grains de sable que de faire craquer des digues. Elle levait les épaules et disait : l’essentiel, c’est de ne pas se faire en plus bouffer par les lichens. Ils rêvent de remplacer la terre émergée par des niveaux de digues. Après l’échouage du voilier, je me souviens avoir bougé, pendant une heure peut-être, des panneaux et des plaques de métal pour cacher les trous. Mais dans ma tête, c’est le trou noir. Je portais des choses sans y penser. Je me refaisais les doublages sur lesquels j’avais travaillé les soirs de cette semaine au studio. Il avait plu chaque fois ; on était restés à l’intérieur pendant les pauses. Une longue scène sans parole. Je ne sais plus pourquoi on l’avait regardée en entier, s’il n’y avait pas de répliques à doubler. Comme j’avais l’esprit ailleurs avec ces doublages pleins la tête, j’ai dû trébucher, faire tomber la plaque sur le bitume et sur une grande flaque. J’ai croisé le regard d’une femme dans un appartement de la corniche, qui a fait un mouvement de recul derrière un rideau. J’ai le souvenir au même moment d’une partie de vêtement totalement trempée au contact de ma peau. Quelque chose de salé, pas de la pluie, qui aurait stagné là. Quand j’étais gosse, je m’amusais à courir le long de la paroi de Rochebonne entre deux lames. Il y avait près de l’éventail de pierre une sorte de traverse. Ils avaient construit la digue comme ça, par un rétrécissement soudain. C’était en descente, puis on débouchait sur des centaines de carreaux de pierre trempés par le sable. Tout le monde le faisait. Tout le monde finissait avec les vêtements trempés. Un jour, il y a quelqu’un, pas forcément un enfant, qui s’est fait emporter par une lame. Les flics ont sorti tous leurs jouets. Parfois, sans que je m’en rende compte, le bruit des pales atomise une partie de mes pensées. Au feu rouge, de nuit, en plein milieu d’un baiser. Je peux être en train de travailler aux chantiers ou au studio de doublage, quelque chose de manuel, n’importe quel contrat d’intérim, de la manutention, avoir les bras enfouis jusqu’aux coudes dans la terre pour paysager des jardins, que j’entends tout à coup les pales tournoyer en tapage comme si ça montait depuis les nappes. Le pire c’est qu’ils n’ont rien trouvé ce jour-là. C’est un promeneur qui a signalé le corps gonflé des jours après. Il paraît que sa ceinture s’était prise dans une cardinale qui ne découvrait qu’aux grandes marées. Il paraît qu’un chien l’a trouvé et joué une bonne partie de l’après-midi avec une chaussure en charpie. Tout le monde en uniforme en train de courir sur le sable après le chien et le pied du noyé. C’est le genre d’images qui revient hanter. Dès qu’on voit un hélicoptère survoler la côte, on y pense. En plus, il y avait toujours des hélicoptères dans les séquences qu’on doublait cette année, et toujours un paquet de personnages qui ne semblaient pas les remarquer. Je me suis relevé et j’ai continuer à porter des morceaux de métal. Le vêtement ne sècherait jamais dans ces conditions. L’eau de mer ne sèche pas. Je me serais changé si j’avais dû aller au studio pour doubler, mais on avait fini les scènes. En vidant les poches du vêtement mouillé, je suis tombé sur le coupon-cadeau. Le logo du centre de plongée était un peu effacé par les plis de la poche et les poussières de sable. Les premiers numéros, ceux de l’indicatif, étaient déjà illisibles. Je me suis dit que si je n’appelais pas maintenant, je n’appellerais jamais. Alors j’ai appelé le centre et j’ai calé une plongée, la première. Je suis tombé sur Randy, que je connaissais du centre de voile, qui m’a dit qu’il faudrait voir avec la monitrice. Il a dit un prénom, quelque chose en V. C’est comme si je ne pouvais retenir que le son vélaire, et ça m’allait bien de ne retenir que ça. Il a dit : tu verras au dernier moment, parce qu’il faudrait s’arranger avec les horaires de l’aquarium. Est-ce qu’on plonge en bassin ? Je ne veux pas plonger en bassin, j’ai dit. Il a ri. Non, mais avec la saison estivale qui commence, on a beaucoup de réservations. C’est plein, mais il y a peut-être des créneaux libres avec la nouvelle monitrice qui plonge dans les bassins, pour les nettoyer. Il a dit : alors je vais appeler l’aquarium pour qu’elle travaille là-bas plutôt la nuit. Je ne comprenais pas. Il continuait : tu plongeras avec elle pendant la journée, comme ça. Viens et vois avec elle. C’est la sœur de Stella. Ensuite, Randy a raccroché. Un petit nuage sorti de nulle part s’est mis à cracher une averse. Dans le ciel il y avait le Samu qui fonçait vers l’océan. J’essayais de le repérer, mais je ne voyais rien. J’entendais juste le bruit du moteur.

Triturant les éléments de vie matérielle, de survie et de subsistance qui constituaient déjà l’essence du « Journal d’un manœuvre » de Thierry Metz ou des « Feuillets d’usine » de Joseph Ponthus, en les passant au prisme du songe, de la rêverie et paradoxalement de l’extrême précision indispensable à la plongée en eau déjà profonde (à l’image des plongeurs de port qui rôdaient à l’arrière-plan de « Quelques rides », son deuxième roman en 2015, et des plongeurs de combat qui jouaient eux un rôle essentiel dans « Le bal des ardents », son troisième en 2016), Fabien Clouette construit ici avec plus de détermination que jamais une littérature poétique de combat, particulièrement emblématique du travail aux éditions de l’Ogre, où ce « Tombant » a été publié en janvier 2022.

Artiste des motifs troublants et judicieux (de l’aquarium local provisoirement transformé en annexe de commissariat, à nettoyer et racler chaque nuit, après l’incendie de celui-ci, aux nombreux et indispensables rituels de sécurité de la plongée sous-marine, soin maniaque et salvateur du matériel comme respect minutieux des paliers de décompression), il nous offre dans le jeu de ces protagonistes en partance pour le fond – ou y échappant de justesse -, entre scansion du travail manuel très matériel et échafaudages vagabonds d’une production intellectuelle et poétique qui demeure le plus souvent rêvée, une formidable tentative d’appréhension d’un assemblage possible de réponses à la question souveraine : qu’est-ce que la vie réelle ? Et les échos de ces réponses liquides nous hanteront longtemps après avoir refermé ce livre.

Un jour, après une plongée avec V., autour de la mi-juillet, j’ai rêvé qu’il me rappelait parce qu’il avait besoin de moi et du break. Je lui disais que Cosmos allait en avoir besoin pour descendre en Espagne. Ponce soupirait et disait qu’il aimerait sans doute bien descendre par là-bas, lui aussi, mais qu’il fallait finir le boulot ici, avant, puis il raccrochait. Mais au lieu de le rejoindre dans les villas, j’allais plonger. Quelque chose comme six mois passaient, sans détails. On ne partait pas dans les îles. V. continuait de m’apprendre à plonger de plus en plus profond dans une eau de plus en plus froide. Ricardo vieillissait. J’avais repris quelques contrats d’intérim, mais mon rêve n’était pas assez précis pour que je sache pour quelles boîtes je travaillais. Un jour, les flics débarquaient à la poursuite de Ponce. Ils avaient trouvé mon numéro sur un morceau de brique de lait en carton qui lui servait de pense-bête et sur un ticket de parking. Je marchais sur la pointe des pieds jusqu’à la porte et je n’ouvrais pas. Les flics repartaient en empruntant l’escalier plutôt que l’ascenseur. Il y avait ensuite une coupure dans le rêve et je me retrouvais en Espagne, à mille lieues de ces histoires de téléviseurs. Une histoire de crique payante, marée haute, un agent qui fait le lien en contrôlant son identité, des touristes qui commencent à s’installer sur des transats sans remarquer l’arrestation, des vaguelettes qui caressent le sable sec. Une maison d’arrêt où fabriquer des petits paniers en tiges de plastique, des écrans allumés qu’on ne regarde pas, un jugement sévère. Je voyais ensuite des panoramas maritimes se recouvrir de nuages qui prenaient la forme de mon visage vieilli. Un des nuages chuchotait : sortir d’un mur pour entrer dans un autre. Le studio vide, la tentation de retourner chercher une TV avec l’hiver qui commence, une course-poursuite sur plus de vingt-cinq kilomètres de voie express, des hélicoptères en rase-mottes avec des caméramans. Le break filait comme sur des rails entre les autres usagers de la route. Puis un discours sur la nécessité de partir en mer pour ne pas recommencer. Des flashs d’un chalutier-usine, puis d’une ligne de ferry avec tous les passagers pris de mal de mer. Juste avant de me réveiller, je voyais un flic prendre quatre des nombreux téléviseurs qui n’avaient jamais été réclamés. Il se paramétrait un home cinéma. Le premier programme était un plan fixe sur l’océan. Le flic disait : il n’y a plus qu’en mer qu’on est bien. Puis je me réveillais. 

Hugues Charybde le 7/02/2022
Fabien Clouette - Le Tombant - l’Ogre éditeur

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Fabien Clouette