Tintin, l’aventure immersive : la bande dessinée exposée autrement
Jusqu’au 20 novembre, l’Atelier des Lumières nous invite au cœur de l’œuvre d’Hergé avec une proposition qui se situe entre l’exposition, le cinéma et l’installation. Ce qui nous amène à réfléchir sur la manière d’exposer la bande dessinée.
35 minutes d’images projetées à 360°, mais aussi au sol ou sur des reliefs. Une succession d’images tirées des BD d’Hergé, rythmée par David Bowie, les Beatles ou Jefferson Airplane. Des séquences narratives autour de la fusée ou du sous-marin de Tryphon ou des collections de méchants emblématiques, d’hallucinations collectives ou de coups à la tête, les images projetées convoquent tout l’imaginaire de Tintin en proposant des séquences conçues comme une progression, des premiers dessins d’Hergé aux albums iconiques.
Une expérience assez agréable, esthétique et ludique —également adaptée pour les enfants— que je vous encourage à ne pas rater avant la fin du mois.
Seul bémol, le prix un peu élevé pour la séance : 16€ (sauf tarifs réduits étudiants, demandeurs d’emploi, carte d’invalidité et pass éducation), mais surtout carrément exorbitant pour les enfants & ados : 14€ de 5 à 25 ans. Malgré ce prix un peu fort pour les plus jeunes, l’expérience vaut le coup d’œil !
Comment exposer la bande dessinée ?
Cette expérience de projection m’a aussi intrigué dans sa forme, car on voit rarement ce type de proposition, et nous ramène à la complexité de créer une exposition autour de la bande dessinée. Un sujet qui fait débat et qui est terriblement d’actualité à l’heure où le 9e art s’expose de plus en plus.
De quoi parle-t-on ?
Une exposition dans définition est une « présentation publique de produits, d’œuvres d’art ; ensemble des objets exposés ; lieu où on les expose » (Le Petit Robert).
Le sociologue français Jean Davallon l’a défini plus précisément en regard des pratiques actuelles dans son livre L’Exposition a l’œuvre Stratégies de communication et médiation symbolique : « Au sens le plus général, l’exposition est un moyen de communication ; elle constitue un discours, elle est porteuse de sens. Son concepteur doit la construire de telle manière qu’elle oriente le visiteur vers l’objet, spatialement, mais aussi conceptuellement […]. L’exposition ne peut donc jamais se réduire, uniquement et directement à un simple dispositif instrumental mettant en relation le visiteur avec les choses exposées. Une caractéristique fondamentale du média exposition est le rôle essentiel laissé au récepteur — le visiteur — dans la structure du sens. »
La chercheuse Zoé Vangindertael dans Le musée et la bande dessinée : enjeux d’une relation symbiotique s’intéresse au cas particulier de la BD : « l’exposition muséale, contrairement à ce qu’en dit le modèle sociologique de l’artification, propose, à travers son propre potentiel discursif, une interprétation de la bande dessinée qui favorise l’intégrité de la pratique, des acteurs et des objets. Autrement dit, il s’agit de constater la relation d’intérêts partagés qui existe entre le musée et la bande dessinée, ce que nous appelons « relation symbiotique ».
Pour atteindre cette finalité, nous allons utiliser la typologie muséale de Jean Davallon [Jean Davallon, “Le musée est-il vraiment un média ?”,] … qui définit trois dynamiques expositionnelles : muséologie d’objet, muséologie de savoir et muséologie de point de vue. Ces trois formes de muséographie permettent de mettre en valeur, respectivement, les aspects esthétiques, discursifs et médiatiques de la bande dessinée. »
La bande dessinée, un cas à part ?
Pour la bande dessinée, la question de l’exposition est complexe, car l’œuvre finale est un livre reproduit à plusieurs centaines, milliers ou millions d’exemplaires et ce qui est exposé —les planches, les recherches…— ne représentent pas tout à fait l’œuvre définitive. Sans compter qu’exposer une planche ou plusieurs planches les coupent de leur unité et changent leur lecture.
Dans son mémoire, Comment exposer la bande dessinée ? Le cas de l’exposition « Imaginaires du futur, la bande dessinée franco-belge de science-fiction » Jean Cornu notait : « Aucun regard ne peut appréhender une case comme une image solitaire ; de manière plus ou moins manifeste, les autres vignettes sont toujours déjà là. Par conséquent, une exposition qui privilégierait seulement la présentation d’images uniques passerait à côté d’un instrument fondamental de la bande dessinée pour créer de la cohérence ; cela pourrait bien sûr constituer un parti pris, mais il s’agirait alors de justifier un tel choix qui n’a rien d’anodin. »
Pour certains, c’est une relation impossible. L’auteur de bande dessinée L.L. De Mars se penche sur la question dans son essai Exposer la bande dessinée ? : « Exposer la bande dessinée n’est pas, ne devrait pas être, exposer des bandes dessinées. C’est pourtant cette façon de faire les choses qui est choisie par défaut, parfois à peine soulignée par le cache-misère de la scénographie. “
Dans son mémoire Introduction à la pratique de l’exposition de la bande dessinée : le cas de l’exposition ‘regards croisés de la bande dessinée belge’ aux musées royaux des beaux-arts de belgique, Camille Escoubet souligne que : « La mise en exposition de la bande dessinée est autant une pratique récente au regard de l’histoire du média qu’elle l’est du point de vue des expositions, toutes formes d’art confondues. Si elle n’a pas été immédiatement imaginée par les principaux pères de la bande dessinée moderne au XIXe siècle, c’est que la nature et l’image de celle-ci allaient à l’encontre d’une telle conception. »
Pour d’autres, il s’agit d’un entre-deux. L’auteur Jul au micro de La Grande Table sur France Culture disait : « On perd quelque chose et on gagne quelque chose […] Il y a des rencontres possibles, il y a des expositions autour d’auteurs, mais aussi autour de thématiques […] Faire ces rencontres-là, ça faisait sens aussi, des espèces de collisions entre des univers très différents, des choses qui pouvaient avoir 80 années d’écart et tout d’un coup on comprenait des filiations… »
De la mise en scène à « l’hyperscénographie » ?
Du simple accrochage de planches façon galerie aux expositions mises en scènes, les expositions de bande dessinée prennent plusieurs formes jusqu’à en devenir des attractions.
La médiatrice culturelle Fanny Kerrien résume cette proposition dans son mémoire Des difficultes d’exposer la bande dessinée : les enjeux de la médiation culturelle : « L’exposition est un outil de médiation, mais c’est aussi un outil de séduction. Il s’agit de mettre en scène un discours. La bande dessinée est un objet patrimonial en deux dimensions. Il y a donc deux possibilités en ce qui concerne son exposition : soit on expose les planches comme des tableaux dans un musée des Beaux-arts, soit on crée une exposition immersive par l’utilisation de la scénographie. Depuis quelques années, la deuxième proposition est celle retenue de plus en plus massivement dans les musées sur la bande dessinée »
Julien Baudry sous le pseudonyme de Mr Petch a publié une série d’articles sur l’exposition de BD sur son blog Phylacterium et parle de ces nouveaux modèles d’expo très travaillés : « Mais il faut aussi compter avec le développement (je n’ose parler « d’apparition », ne pouvant dater exactement la chose) d’un nouveau modèle d’exposition de bande dessinée que je qualifierais « d’hyperscénographié », replaçant la scénographie au centre du dispositif de l’exposition. Représenté notamment par l’atelier de scénographes Lucie Lom, ce nouveau modèle se répand au cours des décennies 1990 et 2000 et me semble plutôt spécifique aux expositions de bande dessinée. À sa manière, et parce qu’il rompt avec la monotonie classique des panneaux blancs et des alignements de planches originales, il contribue au dynamisme des expositions de bande dessinée caractéristique de ces deux décennies entre XXe et XXIe siècle. »
Marc-Antoine Mathieu et Philipe Leduc — sous le nom Lucie Lom— se sont fait remarquer avec leurs conceptions originales d’expositions très travaillées et scénographiées qui ont marqué les esprits. Dans une interview sur le site Du9, Marc-Antoine Mathieu répondait aux questions de Pierre-Laurent Daures sur ce sujet : « L’idée qui prévaut est de scénographier des thèmes plutôt que des auteurs. Scénographier un thème, c’est toujours plus intéressant que scénographier un style parce qu’un style se scénographie lui-même : une bande dessinée a évidemment déjà ses décors, sa lumière, sa musique… rajouter de la lumière ou du son sur un objet qui en est déjà doté, c’est inutile, voire dangereux : cela peut conduire à réduire une œuvre.
[…] La bande dessinée n’est pas faite pour l’exposition, mais pour la publication. Cependant, dans des manifestations telles que les festivals, il peut être intéressant de trouver des moyens pour prolonger le livre, dans une idée de partage collectif, avec le public. La scénographie apporte des solutions, mais ne permet pas tout : tout n’est pas scénographiable, et dans la bande dessinée encore moins. C’est pour cette raison que nous avons toujours travaillé plutôt sur des thèmes, parce qu’à travers des thèmes, on peut trouver des lignes de force, prolonger des questionnements, et trouver plus de choses à révéler. »
En vérité, c’est une réflexion que j’ai pu expérimenter concrètement en 2016 en concevant l’exposition LASTMAN : UNIVERSE au festival international de la BD d’Angoulême où, avec l’équipe et les auteurs, je proposais plusieurs types d’immersion : bornes interactives, tablettes graphiques & écrans, visite dans le noir façon train fantôme, diorama et statue taille réelle, décors géants, reconstitution d’atelier avec des explications sur la création de l’œuvre & interviews… (un compte rendu plus complet, avec photos à découvrir sur le site de Comixtrip ici) pour un ensemble qui proposait de découvrir l’univers par un biais ludique et sans expositions de planches.
Des planches & des auteur.trice.s ?
Des planches justement qui deviennent un objet de collection, et dont l’accrochage favorise peut-être une mutation comme le souligne l’auteur et spécialiste Benoît Peeters sur le site de l’Académie des beaux arts : « Mais la fétichisation de l’original et le développement très rapide de ce marché soulèvent de nombreuses questions. Car lorsqu’elle est accrochée sur les cimaises d’une galerie ou dans l’appartement d’un amateur, une page de bande dessinée change radicalement de sens. Isolée du récit dans lequel elle s’inscrivait, souvent privée de textes, la page se transforme en un objet décoratif bien plus que narratif. Exposée sur un mur, la page se regarde davantage qu’elle ne se lit. Encadrée, elle gagne en solennité ce qu’elle perd en humour et en impertinence.
Si la vente des originaux devenait demain plus rémunératrice pour les auteurs que celle des albums, la nature même du ‘neuvième art’ en serait probablement bouleversée. Un dessinateur ne tarde pas à se rendre compte du genre de planches susceptibles de séduire : peu de cases, des images spectaculaires et de préférence sans phylactères. Certains pourraient être tentés de les multiplier par rapport à d’autres pages plus discrètes, plus difficiles à séparer du récit. Une partie de la bande dessinée subirait alors une évolution vers le simulacre, proche de celle que connaît le street art depuis que le marché de l’art s’en est emparé. Mais une telle évolution n’a rien d’inéluctable. »
L’universitaire Florian Moine évoque un autre point important dans Construire la légitimité culturelle du Neuvième Art Le musée de la bande dessinée d’Angoulême : « L’immense majorité des auteurs mis en évidence par les expositions du musée de la bande dessinée sont des dessinateurs. Les scénaristes sont les grands oubliés de la politique d’exposition du musée : seul René Goscinny fait l’objet d’une exposition en 1993.
Cette absence s’explique en partie par le palmarès du festival, qui n’a couronné qu’un seul scénariste, Jacques Lob, en 1986. Par ailleurs, la représentation dans un musée de l’activité du scénariste pose la question difficilement soluble des objets exposés pour rendre compte de sa pratique. Au musée, la légitimation de l’auteur passe d’abord par la mise en relief de l’expression graphique du dessinateur. En dépit de ses ambitions, le discours d’artification du musée de la bande dessinée se heurte à une réception incertaine. »
Depuis peu, certains festivals se sont emparés de cette problématique et l’an dernier le festival international de la BD d’Angoulême laissait carte blanche à Loo Hui Phang pour son exposition « Écrire est un métier » où elle questionnait la place des scénaristes (lire son interview complète à ce sujet ici).
J’espère que ces quelques éléments de réflexion vous donneront envie de voir plus d’expositions et de faire des retours aux institutions qui les organisent, dans l’idée de continuer de faire progresser ensemble ce champ artistique encore neuf !
Thomas Mourier
Tintin, l’aventure immersive : la bande dessinée exposée autrement
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