Un vrai Goncourt de choc : "La plus secrète mémoire des hommes" de Mohamed Mbougar Sarr

Brillante et violemment astucieuse, une démonstration hallucinante et joueuse de la place opérationnelle indispensable de la littérature dans le monde.

27 août 2018
D’un écrivain et de son œuvre, on peut au moins savoir ceci : l’un et l’autre marchent ensemble dans le labyrinthe le plus parfait qu’on puisse imaginer, une longue route circulaire, où leur destination se confond avec leur origine : la solitude.
Je quitte Amsterdam. Malgré ce que j’y ai appris, j’ignore toujours si je connais mieux Elimane ou si son mystère s’est épaissi. Je pourrais convoquer ici le paradoxe de toute quête de connaissance : plus on découvre un fragment du monde, mieux nous apparaît l’immensité de l’inconnu et de notre ignorance ; mais cette équation ne traduirait encore qu’incomplètement mon sentiment devant cet homme. Son cas exige une formule plus radicale, c’est-à-dire plus pessimiste quant à la possibilité même de connaître une âme humaine. La sienne ressemble à un astre occlus ; elle magnétise et engloutit tout ce qui s’en rapproche. On se penche un temps sur sa vie et, s’en relevant, grave et résigné et vieux, peut-être même désespéré, on murmure : sur l’âme humaine, on ne peut rien savoir, il n’y a rien à savoir.
Elimane s’est enfoncé dans sa Nuit. La facilité de son adieu au soleil me fascine. L’assomption de son ombre me fascine. Le mystère de sa destination m’obsède. Je ne sais pas pourquoi il s’est tu quand il avait encore tant à dire. Surtout, je souffre de ne pouvoir l’imiter. Croiser un silencieux, un vrai silencieux, interroge toujours le sens – la nécessité – de sa propre parole, dont on se demande soudain si elle n’est pas un emmerdant babil, de la boue de langage.
Je vais fermer ma gueule et te suspendre ici, Journal. Les récits de l’Araignée-mère m’ont épuisé. Amsterdam m’a vidé. La route de solitude m’attend.

Diégane Latyr Faye, jeune écrivain sénégalais d’aujourd’hui (de 2018, en pratique), évoluant « dans le milieu littéraire de la diaspora africaine de Paris – le Ghetto, comme l’appelaient certaines langues de pute dont la mienne », tombe un peu par hasard sur un livre mythique de 1938, qu’il avait effleuré de sa curiosité lors de sa jeunesse dans un internat militaire près de Dakar, « Le Labyrinthe de l’inhumain », publié en 1938 par un certain T.C. Elimane, « livre dont le destin a été frappé au coin de la singularité tragique », comme le précisait le fort scolaire mais solidement exhaustif « Précis des littératures nègres » (« une de ces increvables anthologies qui, depuis l’ère coloniale, servaient d’usuels de lettres aux écoliers d’Afrique francophone »). Sous le regard d’abord quelque peu dubitatif de Musimbwa et de Béatrice Nanga, ses amis aussi passionnés et excessifs que lui au sein du « Ghetto », le voici lancé dans une quête forcenée pour retracer le mystère résiduel et résistant de cette œuvre et de son auteur, de son intrication dans deux guerres mondiales, dans les constantes mobiles du colonialisme et de ses modalités de succession, voire dans le statut même de la littérature, avec pour guide, mentor et initiatrice la figure altière et joueuse de Marème Siga D., la grande autrice émancipée de la génération afro-européenne précédente, quête obsessionnelle dont les ramifications le conduiront aussi du côté de l’Argentine d’Ernesto Sabato et de Witold Gombrowicz, le tout sous le signe secret des « Détectives sauvages » de Roberto Bolaño, figurant sans ambages en exergue de l’ensemble de l’ouvrage « réel » dont il est ici question.

– Tu connais l’histoire de ce livre ?
– Le Précis disait que…
– Oublie le Précis. Tu as cherché toi-même ? Oui, tu as dû essayer. Mais tu n’as pas trouvé. Évidemment. Personne ne peut trouver. Moi j’ai failli trouver. Je m’en suis rapprochée. Mais la route est tortueuse. Longue. Parfois mortelle. On cherche T.C. Elimane et un précipice silencieux s’ouvre soudain sous nos pieds comme un ciel à l’envers. Comme une gueule sans fond. Devant moi aussi ce gouffre s’est ouvert. J’ai basculé. La chute a eu lieu… la chute…

Co-publié en 2021 par les éditions Philippe Rey et par les éditions Jimsaan, couronné par le prix Goncourt, « La plus secrète mémoire des hommes » est le quatrième roman de Mohamed Mbougar Sarr. S’il s’inspire sans ambages de l’étrange destin, non pas de Wangrin, mais de Yambo Ouologuem – à qui l’ouvrage est dédicacé – et de son roman « Le devoir de violence » de 1968, couronné par le prix Renaudot avant d’être accusé de plagiat et envoyé aux gémonies tandis que son auteur, après l’ultime feu d’artifice de « Lettre à la France nègre » (1969), rentrait à Sévaré (au Mali) et s’y faisait quasiment oublier jusqu’à son décès en 2017, il ne s’agit certainement pas ici d’une simple mise en roman de la biographie d’un écrivain maudit de la littérature africaine, mais d’une visée plus complexe, plus subtile et plus totalisante : le jeu de transpositions / mutations organisé par Mohamed Mbougar Sarr, et notamment le choix de 1938 (et de son racisme colonial beaucoup plus frontal) plutôt que de 1968 (où sous l’ambigu soleil des indépendances, la mise en récit d’une large collaboration de certains pouvoirs africains traditionnels à la logique de l’esclavage sera au moins aussi honnie en Afrique que l’intertextualité et le collage froidement réputés plagiats le seront en France, avant qu’il ne revienne, 22 ans plus tard au « Monné, outrages et défis » d’Ahmadou Kourouma d’enfoncer cette fois le clou dans l’espace indiqué), ou encore le fabuleux détour par l’Argentine en terre de tous les exils et par la traque aux criminels de guerre nazis qui peut s’y fonder (Roberto Bolaño n’étant bien ainsi jamais très loin), tout comme un recours aux limites du fantastique que ne renierait peut-être pas le Koffi Kwahulé de « Monsieur Ki », nous en convaincrait à lui seul presque immédiatement.

Aux auteurs africains de ma génération, qu’on ne pourrait bientôt plus qualifier de jeune, T.C. Elimane permit de s’étriper dans des joutes littéraires pieuses et saignantes. Son livre tenait de la cathédrale et de l’arène ; nous y entrions comme au tombeau d’un dieu et y finissions agenouillés dans notre sang versé en libation au chef-d’œuvre. Une seule de ses pages suffisait à nous donner la certitude que nous lisions un écrivain, un hapax, un de ces astres qui n’apparaissaient qu’une fois dans le ciel d’une littérature.
Je me souviens d’un des nombreux dîners que nous avions passés en compagnie de son livre. Au milieu des débats, Béatrice, la sensuelle et énergique Béatrice Nanga dont j’espérais qu’elle m’asphyxie un jour entre ses seins, avait dit toutes griffes dehors que les œuvres des vrais écrivains seules méritaient qu’on débatte à couteaux tirés, qu’elles seules échauffaient les sangs comme un alcool de race et que si, pour complaire à la mollesse d’un consensus invertébré, nous fuyions l’affrontement passionné qu’elles appelaient, nous ferions le déshonneur de la littérature. Un vrai écrivain, avait-elle ajouté, suscite des débats mortels chez les vrais lecteurs, qui sont toujours en guerre ; si vous n’êtes pas prêts à caner dans l’arène pour remporter sa dépouille comme au jeu du bouzkachi, foutez-moi le camp et allez mourir dans votre pissat tiède que vous prenez pour de la bière supérieure : vous êtes tout sauf un lecteur, et encore moins un écrivain.
J’avais soutenu Béatrice Nanga dans sa charge flamboyante. T.C. Elimane n’était pas classique mais culte. Le mythe littéraire est une table de jeu. Elimane s’y était assis et avait abattu les trois plus puissants atouts dont on pût disposer : d’abord, il s’était choisi un nom à initiales mystérieuses ; ensuite, il n’avait écrit qu’un seul livre ; enfin, il avait disparu sans laisser de traces. Il valait, oui, qu’on mît son nez en jeu pour s’emparer de sa dépouille.

Si T.C. Elimane n’est donc pas ici exactement Yambo Ouologuem, que l’impressionnante Marème Siga D. n’est pas non plus précisément la grande Ken Bugul (même si les traces et hommages au « Baobab fou » ou au « Aller et retour » sont bien là), ni l’ami Musimbwa le fougueux Fiston Mwanza Mujila, et que les présences de Gauz ou de Sami Tchak (dont le formidable et tout récent « Le Continent du Tout et du presque Rien » constitue la parfaite lecture parallèle à celle-ci, nous y reviendrons prochainement sur ce même blog), parmi bien d’autres, sont davantage traitées en ombres chinoises qu’en portraits, c’est bien que Mohamed Mbougar Sarr ne nous propose pas ici le moins du monde un roman à clés, du plus quelconque au plus sophistiqué (ou alors de manière très joueuse entre piques et hommages), mais quelque chose qui à certainement beaucoup plus à voir avec les questionnements fondamentaux d’un autre « Musée de l’inhumanité », celui de William Gass, et avec la place structurante et non uniquement artistique que tient la littérature dans l’équilibre mental et politique du monde – bien au-delà de ses acteurs immédiats et de ses actrices directes.

Un soir que nous nous étions épuisés à examiner la réelle valeur de la poésie de Senghor, j’avais fait part à Musimbwa du sentiment de honte qui me poissait parfois le cœur lorsque je nous voyais parler littérature comme si notre vie en dépendait ou que ce fût la chose la plus importante sur terre. Mon camarade, après un petit moment de silence, m’avait alors dit : Je te comprends, Faye, et je ressens parfois la même chose. Le sentiment d’être indécent, un peu sale. Il s’était tu quelques seconds avant d’ajouter : Et puis on peut nous soupçonner de ne parler autant de littérature que parce qu’on ne sait pas en faire, ou que notre univers littéraire est vide. Il y a tant de soi-disant écrivains qui se révèlent plus doués pour commenter la littérature que pour écrire vraiment, tant de poètes qui cachent la pauvreté de leur création derrière des gloses littéraires savantes, des références, une citationnite aiguë, une érudition creuse… C’est vrai, Faye, c’est vrai : passer nos soirées à parler de livres, à discuter du milieu littéraire et de sa petite comédie humaine, peut paraître suspect, malsain, ennuyeux, voire triste. Mais si les écrivains ne parlent pas de littérature, je veux dire, s’ils n’en parlent pas de l’intérieur, en praticiens, en hantés et en habités, en amoureux, en fous, en folles furieuses, ceux et celles pour qui elle signifie l’essentiel, même si l’essentiel se déguise parfois en anecdote ou en futilité, qui le fera ? C’est peut-être une idée insupportable, dégueulasse et bourgeoise, mais il faut l’accepter. C’est ça notre vie : essayer de faire de la littérature, oui, mais aussi en parler, car en parler est aussi la maintenir en vie, et tant qu’elle sera en vie, la nôtre, même inutile, même tragiquement comique et insignifiante, ne sera pas tout à fait perdue. Il faut faire comme si la littérature était la chose la plus importante sur terre ; il se pourrait parfois, rarement mais tout de même, que ce soit le cas et que certains doivent en attester. Nous sommes ces témoins, Faye.
Ces mots ne suffisaient pas toujours à me consoler, mais je les gardais près de moi.

D’Amsterdam à Paris et de Buenos Aires à Dakar, de vie de village au fond de la campagne sénégalaise aux tranchées de la première guerre mondiale, d’aventure ambiguë en criminalité nazie, Mohamed Mbougar Sarr mobilise un formidable arsenal qu’il sait rendre à chaque page étonnamment harmonieux et follement intrigant. Le grand Lyonel Trouillot, lors d’une rencontre de 2013 à la librairie Charybde (à écouter ici) à propos de sa « Parabole du failli », rappelait en substance qu’il n’y avait pas de vraie littérature si elle était incapable d’assumer sa dimension universelle derrière ses incisions particulières, et si elle ne proposait pas une actualisation collective par delà les destins individuels. Gageons ainsi que cette « Plus secrète mémoire des hommes » en constitue une démonstration particulièrement ardente et réussie. Et enfin n’oublions jamais l’une des plus importantes recommandations contenues dans l’ouvrage : « N’essaie jamais de dire de quoi parle un grand livre ».

Puis longtemps après, je compris : avoir une blessure n’implique pas qu’on doive l’écrire. Ça ne signifie même pas qu’on songe à l’écrire. Et je ne te parle pas de le pouvoir. Le temps est assassin ? Oui. Il crève en nous l’illusion que nos blessures sont uniques. Elles ne le sont pas. Aucune blessure n’est unique. Rien d’humain n’est unique. Tout devient affreusement commun dans le temps. Voilà l’impasse : mais c’est dans cette impasse que la littérature a une chance de naître.

L’excellent Gangouéus, sur son blog si précieux, livre peut-être, ici, l’une des plus pénétrantes lectures de ce prix Goncourt 2021 si curieusement révolutionnaire. La photographie ci-dessous est par ailleurs de Joël Saget pour le compte de l’AFP.

Hugues Charybde le 24/01/2022
Mohamed Mbougar Sarr - La plus secrète mémoire des hommes - éditions Philippe Rey
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