Can’t get no (satisfaction) : That’s what Rick Veitch says…
Un bel OVNI littéraire, entre la bande dessinée, le poème et le manifeste. Can’t get no (satisfaction) de Rick Veitch nous fait découvrir une autre facette de l’auteur qu’on connaissait pour son décapage de l’industrie des super-héros.
Bien avant The Boys de Garth Ennis & Darick Robertson, un auteur s’était attaqué au milieu du comics avec sa série Maximortal où il croisait un remake de Superman ultra-violent avec l’histoire de ses auteurs Jerry Siegel & Joe Shuster dépossédés de leur personnage par leur éditeur. Un comics malin, avec pas mal de niveaux de lecture pour aborder avec une précision chirurgicale aussi bien les thèmes des comics que les conditions de création.
Un parti-pris qu’il avait testé dans Brat Pack, où il se penche sur les relations des héros avec leurs sidekicks, à travers des versions déformées des « supers », mais aussi des opinions conservatrices sur le côté pervers que pourrait avoir les comics, le scandale de la mort de Robin organisée par DC ou de la censure… Si vous êtes tentés par ces excellents comics, faites attention où vous les lisez car c’est aussi trash visuellement que dans ses propos bien sentis.
Lui qui avait travaillé sur Aquaman, Sgt. Roc… ou avec Alan Moore sur Swamp Thing (découvrez cet incontournable ici) et Supreme, avant de quitter DC fâché et de bosser sur les Tortues Ninja puis lancer Brat Pack en indé. Il se retrouve à travailler de temps en temps pour Marvel et continue ses projets indés, de Maximortal à The One ou Boy Maximortal toujours en cours de publication. Entre deux histoires où il égratigne le monde des super-héros & leurs coulisses, il s’est lancé dans un album conceptuel qui propose une double lecture et qui fait directement écho à la tragédie du 11 septembre.
Double lecture ou album double
Can’t get no (satisfaction) propose une expérience particulière : on commence avec un comics muet qui raconte la chute d’un golden boy à New York, qui se joue au moment de la chute des tours du World Trade Center ; les deux histoires mettent en lumière la chute du modèle américain et de cet American way of life de fiction.
On découvre Chadwick R. Roe, un chef d’entreprise qui va tout perdre et être défiguré par un tatouage au marqueur indélébile. Son corps va être recouvert d’encre qui ne peut s’effacer et ironie du sort, il est l’un des patrons de cette marque de feutres ultimes. S’ensuit un road trip où il va se découvrir, entre rencontres, drogues et expériences artistiques.
Au cœur de son voyage se dévoile une Amérique qui va être traumatisée par les attentats de New York, on y découvre une Amérique malade (médicaments, racisme, pauvreté), une Amérique des marges (drogue, post-culture hippie, aliénations)… Le voyage de Chad de Wall Street aux déserts du Midwest permet à Rick Veitch de raconter les Amériques qui coexistent sans jamais vraiment se croiser.
En superposition, vient s’ajouter un poème en prose par-dessus les cases. Un long monologue qui éclaire l’histoire avec des idées, des citations, des références artistiques…. mais qui n’est pas directement connecté à la fiction. Un texte d’ailleurs traduit en français par le poète et traducteur d’Edgar Allan Poe, Jean Hautepierre, pour en restituer la musicalité et les sous-entendus.
Une expérience de lecture inédite, puisque l’auteur nous pousse à lire puis relire en revenant en arrière pour reprendre le texte après la narration graphique pour le confronter avec les images.
« Tu veux la drogue hein ? »
L’une des grandes thématiques du livre est le rapport à la drogue. Celle, légale, des médicaments anxiolytiques que le personnage s’envoie à longueur de journée pour supporter sa vie. Et l’herbe, illégale, que le héros découvre dans son road trip comme une promesse nouvelle.
La double narration, avec le poème comme un flux mental superposé aux images nous propose une expérience proche d’un état modifié, l’auteur propose de nous faire vivre dans la tête de son personnage qui plane avec un esprit qui soliloque d’un côté et un corps qui agit de l’autre.
On peut aussi y voir le flux de la TV et des images décrites par les Rolling Stones auxquels le dessinateur emprunte le titre de leur chanson la plus connue pour son album.
Une approche complétée par des jeux graphiques (comme les quadrillages des chemises qui font écho aux fenêtres des buildings, ou les tatouages « tribaux » qui rappellent les empreintes digitales qui reviennent comme des motifs ) ou encore l’importance des signes (avec des lettres partout dans le décor, des tags aux publicités ; et des jeux de cases en référence directe à Will Eisner et sa mise en scène urbaine du lettrage). Sans oublier les jeux de références à l’iconographie américaine (les 2 tours bien sûr, mais également un mont Rushmore devenu parc d’attractions, des images des Kennedy en Cendrillon, un Armstrong bien terrestre…) ou celle des super-héros (avec les déguisements & masques, en plus du tatouage intégral, au cœur de l’intrigue visuelle).
Ces images d’Épinal détournées entrent en conflit avec la prose érudite du monologue pour marquer cette dualité et alimenter la charge de ce comics très politique.
La bande dessinée dans la bande dessinée
Si Chad est tatoué intégralement, c’est grâce à un duo de choc. Deux femmes qu’il rencontre dans un bar, qui dessinent des bandes dessinées (parfaite mise en abyme du livre qu’on est en train de lire, car ces pages faites maison sont politiquement incorrectes et se moquent des mêmes thèmes que celles de Veitch en moins subtile).
Passage symbolique, c’est au moment où elles dessinent sur son corps que son monde s’effondre et que son horizon s’élargit. Et il les croisera plusieurs fois pour des étapes tout aussi marquantes (mais stop, pas de spoilers).
Pour ce titre, il abandonne le lavis, pour un dessin plus vif. Jouant sur les applats e noir et les tailles de stylo pour donner un aspect réaliste aux personnages tout en utilisant motifs & formes dans ses images. Son découpage propose un enchaînement assez rare de cases déformées, de cadres qui s’adaptent à l’ambiance pour prolonger l’immersion et les jeux graphiques.
Rick Veitch s’amuse également à redessiner certaines œuvres d’art pour prolonger les clins d’œil visuels, mais également pour appuyer les références et les citations omniprésentes du monologue. On assiste à cette célébration de l’Art comme échappatoire, mais également par sa récupération par le capitalisme & son fidèle marketing.
Comme dans ses livres précédents, le dessinateur propose des pistes de réflexion plutôt que des idées toutes faites avec un sens du dynamitage tout aussi artistique. C’est peut-être l’une des raisons qui ont fait de Rick Veitch un artiste confidentiel alors que ses comics étaient en avance sur The Boys et quelques autres, dans la déconstruction des super-héros et le sous-texte sur l’Amérique d’aujourd’hui. Que vous commenciez par Can’t get no (satisfaction) ou Brat Pack & Maximortal : faites-vous ce cadeau en mettant un œil dans son univers !
Thomas Mourier le 17/01/2022
Rick Veitch - Can’t get no (satisfaction), Delirium
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