Julius Eastman, retour en grâce avec la ressortie de Femenine
Depuis dix ans : un livre, trois coffrets, un hommage à un DJ/rupture, des articles dans les journaux et de multiples versions de Femenine par des ensembles chics ont vu le jour. Le Los Angeles Philharmonic a associé la musique d'Eastman à celle d'Arvo Pärt en août, tandis que le New York Philharmonic présentera son œuvre en janvier, une réévaluation qui aurait pu étonner le provocateur de la ville. Le New York Times a même donné un nom à cette vague de fond : Eastmania.
Né à New York en 1940, Julius Eastman était un pianiste adolescent précoce et un chanteur imposant qui s'est révélé être un jeune compositeur ambitieux. Il a vécu aux frontières du minimalisme et du jazz, aux confins de l'académisme et dans le creuset de la ville. Eastman était également un homosexuel noir vivant selon le credo "être ce que je suis au maximum" dans un milieu qui ne lui ressemblait pas. Après avoir travaillé à Tower Records et vécu à Tompkins Square Park, il est mort seul en 1990, après avoir lutté contre la dépendance, la maladie mentale et l'expulsion. Forte tête et grand musicien.
Et c’est Wild Up, un collectif de chambre californien radical composé de compositeurs, d'interprètes et d'improvisateurs dont l'imagination et l'ambition semblent sans limites qui va passer les six prochaines années à arranger, enregistrer et publier une anthologie exhaustive en sept volumes des pièces d'Eastman qui ont survécu à sa fin pitoyable.
Ils commencent par Femenine, l'œuvre qui a non seulement été la plus médiatisée depuis des années, mais qui est aussi une sorte de thèse d'Eastman, la pièce où tant de ses intérêts et de ses amours entrent en collision dans une heure transcendante de son non-stop. Eastman l’a créée en 1974, celle où Steve Reich a commencé à écrire Music for 18 Musicians et Philip Glass a dévoilé Music in 12 Parts, trois ans avant que Rhys Chatham ne conçoive Guitar Trio. Femenine se situe parmi ces points de repère minimalistes palpitants, mais aussi à part. La partition libre d'Eastman fonctionne davantage comme un cadre suggestif, permettant aux musiciens qui jouent l’œuvre de prendre des libertés avec tout, sauf ses rythmes. Avec une distribution de 20 personnes, Wild Up fonctionne avec cette simple suggestion de direction : sur disque, Femenine n'a jamais sonné aussi vital, immersif ou nécessaire.
Un compte-rendu détaillé de cette version ou de toute autre version de Femenine peut aller de deux façons : Il se passe très peu de choses ou de changements pendant ces 70 minutes, ou il se passe tellement de choses en seulement 30 secondes qu'essayer d'en faire la chronique reviendrait à documenter chaque contraction squeletto-musculaire de votre corps. Un chœur de cloches de traîneau sonne lorsque Femenine commence, s'amassant comme des cigales au début d'une nuit d'été. Un vibraphone le rejoint bientôt, sa mélodie enchanteresse devenant instantanément indélébile. Ces deux sons persistent tout au long de la pièce et s'estompent progressivement vers la fin. Ces doubles ellipses suggèrent que nous n'avons entendu qu'un échantillon d'une saga sans début ni fin, laissant entrevoir un cycle qui reprendra bientôt.
Le reste de Femenine est une danse vertigineuse de flûtes et de sifflets, de violons et de synthétiseurs, de piano et de voix, qui prennent tous la forme de machines à mouvement perpétuel. Il suffit de faire la sourde oreille une seconde pour que des centaines de notes semblent défiler. Femenine fonctionne un peu comme le GAS, le gamelan, ou toute autre musique itérative : ce sont les détails enfouis dans les recoins de ces rythmes répétitifs qui lui donnent sa puissance. Le dynamisme émotionnel de la musique a une attraction comme celle d'un film particulièrement absorbant.
La technologie qui a permis notre culture du "quick-hit" a également favorisé un âge d'or de l'excavation d'archives, où des joyaux négligés en raison d'une bigoterie systémique ou de simples circonstances obtiennent leurs moments de lumière attendus depuis longtemps. Beverly Glenn-Copeland, Laurie Spiegel, Bill Fay : leurs retours ont heureusement compliqué nos récits réducteurs de l'histoire, tout comme Eastman l'a fait pour le minimalisme. Le moment d'Eastman est arrivé tragiquement tard, bien sûr, un quart de siècle après que sa mort soit passée inaperçue des journaux pendant huit mois. Mais il est difficile d'imaginer un meilleur correctif que l'interprétation de Femenine par Wild Up, qui crépite avec l'urgence absolue de la vie, mais se déplace avec la sagesse que celle-ci ne durera pas éternellement. On attendra doc les autres œuvres avec impatience et l’envie de la découverte.
Jean-Pierre Simard le 11/01/2022
Wild Up - Julius Eastman Vol.1 —Femenine - Bandcamp