Le MOMA colle bien aux murs du Jeu de Paume
En 2001 et 2017, le MOMA de New York a fait l’acquisition de plus de 350 photographies provenant de la collection privée d’un ami d’André Kertesz, Thomas Walther. Cet ensemble, ici de 238 images, est présenté pour la première fois en France. Constitué d’œuvres iconiques de la première moitié du XXe siècle, l’ensemble écrit, mine de rien, une histoire des avant-gardes européennes et américaines.
À travers les œuvres d’une centaine de photographes, de Berenice Abbott à Karl Blossfeldt, de Claude Cahun à El Lissitzky, d’Edward Weston à André Kertész, entre chefs-d’œuvre et images moins connues, la collection retrace l’histoire de l’invention de la modernité en photographie. Mêlant les genres et les approches (architecture et vues urbaines, portraits et nus, reportages, photomontages et expérimentations...), l’exposition explore les réseaux artistiques de l’Entre-deux-guerres, du Bauhaus au Paris surréaliste, en passant par Moscou et New York. Par sa radicale invention visuelle, l’ensemble dévoile l’esprit de ceux qui voulaient changer les images pour changer le monde selon les propos du photographe et théoricien Lazlo Moholy-Nagy : «L’analphabète du futur ne sera pas l’illettré mais l’ignorant en matière de photographie ».
Prégnant à l’heure des réseaux sociaux. Pour le moins !
Marcel Duchamp décrivait le Paris des années 20 comme le lieu de la première communauté d’artistes vraiment internationale. Le corpus de photographies d’André Kertész rassemblé par Thomas Walther rend pleinement compte des affinités, des sympathies et des réseaux du photographe lors de ses années parisiennes. L’ensemble reflète également l’intérêt du photographe pour l’art abstrait et post-cubiste et le jeu de la lumière sur des volumes très géométriques.
La période de l’Entre-deux-guerres avec le Bauhaus voit s’affirmer l’aventure artistique collective et représente un des axes de la collection Walther. De Florence Henri, en passant par à Lotte Beese ou Umbo, nombre des artistes sont passés par l’institution. Tous ont pratiqué la photographie sans être forcément photographes. Les œuvres autour de l’institution sont essentiellement constituées d’instantanés et documentent l’école, comme celles de Lázsló Moholy-Nagy et son épouse Lucia Moholyqui, sans position officielle au sein de l’école, a réalisé de nombreuses photographies d’architecture et de portraits. De même Lyonel Feininger, peintre de formation et maître de formes de l’atelier de gravure ou Gertrud Arndt et Lotte Beese, étudiantes dans l’atelier de tissage, se sont formés au travers de l’intense activité photographique qui dépassait ainsi largement l’enseignement officiel. Expériences de photographie nocturne, plongées et contre-plongées, surimpressions, reflets déformants : on y retrouve une grande partie du vocabulaire des avant-gardes.
Le troisième corpus documente d’une autre manière ces réseaux et ces communautés d’artistes. L’autoportrait joue ici un rôle prépondérant et révèle la constitution d’une nouvelle identité du photographe : en mettant en avant l’appareil, de multiples autoportraits soulignent le caractère mécanique de la photographie, à rebours des photographes d’art de la génération précédente. Sur trépied ou dans la main, l’appareil y est omniprésent jusqu’à se fondre totalement avec l’individu comme un prolongement artificiel de l’œil. El Lissitzky redéfinit la photographie comme une activité mentale et le photographe comme un « constructeur », un producteur d’images devant unir travail de l’œil et travail de la main, dont un contexte où l’activité photographique est désormais indissociable de l’activité graphique.
En 1925, László Moholy-Nagy affirme que bien que la photographie ait été inventée cent ans auparavant, ses véritables potentialités esthétiques viennent seulement d’être découvertes au moment où lui et d’autres membres des cercles avant-gardistes adoptent ce médium. Dotés d’une histoire courte et dénués de lien avec les disciplines traditionnelles des beaux-arts, la photographie et le cinéma deviennent alors de véritables instruments modernistes.
S’éloignant des recherches des photographes d’art de la génération précédente, attachés à faire oublier la nature mécanique de l’épreuve photographique par divers subterfuges (sujets intemporels, utilisation du flou...) : des rayons X à la photographie astronomique, la photographie médicale et scientifique leur fournit des exemples d’une représentation de l’invisible ; le photoreportage leur révèle des formes en mouvement, figées de manière improbable par l’instantané ; la photographie amateur leur offre un répertoire de points de vue étranges et d’aberrations de perspectives. Il s’agira de voir autrement.
Ils expérimentent tous azimuts, de manière ludique, n’hésitant pas à revenir à des formes et des procédés archaïques. Le photogramme représente sans doute la meilleure illustration ce nouveau langage. Cette technique de photographie sans appareil, simple empreinte d’objets sur une feuille de papier sensibilisée et exposée à la lumière, est à l’origine de la photographie. Elle a été pratiquée par tous les pionniers de la technique avant de tomber en désuétude et de survivre comme un simple exercice de laboratoire. Redécouverte au lendemain de la Première Guerre mondiale, elle devient une des techniques majeures des avant-gardes. Appréciée pour sa simplicité, sa dimension ludique, et son indéniable efficacité visuelle, elle devient également un outil très apprécié dans les domaines de la publicité, du monde industriel et de l’édition, tous très sensibles au langage photographique dans une époque où la photographie commence à se substituer aux techniques graphiques.
Le laboratoire devient lui aussi le lieu d’exploration du négatif comme du tirage. L’étirement des temps de pose avec le flou de bougé qui en découle permet de modifier la représentation du temps en inscrivant la durée et le mouvement dans l’image fixe. Parfois, la précision d’un simple plan serré suffit, cadrant au plus près tel être ou telle chose, comme chez Albert Renger-Patzsch ou Jean Painlevé, pour donner au motif une présence et une réalité nouvelles.
Au milieu des années 1920, les membres des mouvements artistiques européens allant du surréalisme à la Nouvelle Objectivité s’éloignent d’une approche réaliste pour chercher au contraire à mettre en lumière l’étrangeté de la vie quotidienne ou faire se rencontrer rêves et états de conscience. On retrouve des échos de ces préoccupations, centrées sur la figure humaine, dans toute la collection. Les images de cette section détournent deux genres traditionnels de la photographie, le portrait et le nu, à l’aide de procédés divers : gros plans, inversion des valeurs négative- positive par la solarisation, photogramme, surimpressions.
Nombre des techniques employées par les photographes proches du surréalisme, visent à transformer le réel en travaillant la technique jusqu’à la destruction de la forme humaine. L’influence diffuse du surréalisme est bien évidemment particulièrement évidente chez les photographes parisiens, comme en témoignent les nombreux jeux de laboratoire, souvent virtuoses, de photographes commerciaux, publicitaires ou de mode, tels Maurice Tabard ou encore Aurel Bauh, voire même chez André Kertész au début des années 1930. Les« Distorsions » que ce dernier réalise utilisant les innombrables possibilités optiques offertes par les miroirs déformants, s’inscrivent dans une tradition photographique qui remonte au XIXe siècle, mais ne sont pas sans évoquer également les travaux sur la représentation et la déformation du corps humain entrepris par Picasso et Dalí dans les mêmes années.
La presse des années 1920 est friande de jeux visuels optiques, transformant le corps humain jusqu’à une certaine objectivation : perte des échelles et des repères, curiosité induite par un détail ou par la texture de la peau. De toutes les parties du corps, c’est sans doute l’œil, l’organe de la vue, qui retient, plus encore que la main l’attention des photographes.
Dans Lotte (Œil), image phare de la période, Max Burchartz transforme par le biais du gros plan et d’un cadrage très resserré, un sujet familier – un portrait de sa fille coiffée d’un chapeau – en un visage auquel la fixité de la vision monoculaire confère un aspect insolite. D’autres s’inspirent de la notion d’« inquiétante étrangeté » développée par Sigmund Freud en 1919 – résultat du brouillage de la distinction entre le réel et le fantastique – et créent des jeux entre l’animé et l’inanimé en abordant le corps humain par le biais de substituts tels que les poupées, les mannequins ou les masques.
Chez les Allemands Herbert Bayer et John Guttman c’est le propre corps du photographe qui est l’objet de ce dédoublement. Dans son Humainement impossible, qui fait partie d’une série de photomontages intitulée « L’homme et le rêve », Bayer convoque les thèmes du double et de l’antique. Entre incrédulité et effroi, le photographe se regarde pratiquer sa propre amputation. Le reflet du miroir lui renvoie son propre corps devenu statue, sa propre chair transformée en marbre, le temps présent retourné à l’antique.
Les deux dernières sections sont : Symphonie de la grande ville et Haute-Fidélité car, la photographie de la première moitié du XXe siècle accomplit une fragmentation et une recomposition d’une réalité urbaine de plus en plus présente. Dans une époque qui est celle d’une urbanisation en forte croissance, la grande ville représente pour les photographes et les cinéastes le terrain d’action par excellence avec la ville comme un organisme vivant. Manhattan, de Paul Strand et Charles Sheeler sur New York, Berlin, ou encore Symphonie d’une grande ville, de Walther Ruttmann. Souvent constitués de plans courts, en montage rapide, ces films entretiennent des liens évidents avec la photographie de l’époque. Le photographe allemand Umbo fut d’ailleurs associé à la réalisation du film de Ruttmann. Ses quatre images rassemblées ici déclinent quelques- uns des jeux optiques chers à l’avant-garde : déréalisation liée à la vue en plongée et aux ombres portées, jeux sur la transparence et les reflets des vitrines ou sur la géométrie répétitive de certains espaces urbains.
Haute-Fidélité ou straight photography est un mouvement typiquement américain des années 30 en réaction à l’arrivée du fascisme européen où les Américains ont davantage privilégié la recherche d’une vérité du monde à travers son exacte représentation. « Haute fidélité », une expression empruntée à l’univers acoustique, désignerait cette approche photographique marquée par le goût d’une image nette et fidèle. C’est dans cette tension presque contradictoire entre le « très détaillé » et « l’abstrait », entre l’utilisation d’une chambre grand format au rendu quasi hyperréaliste et des stratégies de prises de vues simplificatrices que réside une des principales caractéristiques d’une certaine approche moderniste américaine. Il apparaît dès lors logique que cette esthétique d’attention à l’objet, aux textures et aux formes, ait irrigué rapidement diverses sphères de la photographie commerciale américaine de l’époque, en remettant à l’honneur Karl Blossfeldt et de son travail autour des végétaux, réalisé à des fins documentaires dans le cadre de son enseignement à l’École des arts appliqués de Berlin. Au même moment ce sont les grandes vues aériennes d’Allemagne, réalisées par l’aérostier Robert Petschow, qui suscitent l’engouement des milieux d’avant-garde qui les exposent et célèbrent tant leur singularité quasi abstraite que leur contenu informatif, à la manière d’un relevé topographique.
Un mot pour terminer sur le nouvel aménagement du Jeu de Paume qui offre dorénavant un éclairage digne de ce nom pour les œuvres, sans reflets parasites et la conception de la circulation en espaces définis et repérables par code couleurs. La collection est assez époustouflante avec ses 238 clichés. Recommandé !
Albert Dos de Presse le 21/09/2021
Chefs d’œuvre photographiques du MOMA, la collection Thomas Walther -> 13.02.2022
Musée du Jeu de Paume 1, place de la Concorde 75008 Paris