L'énergie fossile de Bente Skjøttgaard
Le tableau ou tableau vivant désigne une pratique théâtrale où des acteurs sont figés quelques instants dans un décor, le plus souvent inspiré de l’Histoire, en une image silencieuse. Au sein des sciences, le terme tableau renvoie à une présentation structurée d’un sujet spécifique en images, mots ou chiffres. Tableaux de Bente Skjøttgaard active ces deux définitions.
Durant la deuxième moitié du 19e siècle, le biologiste allemand Ernst Haeckel (1834-1919) — fervent darwiniste et inventeur du concept d’_écologie_ — explore entre autres le monde sous-marin. Dans son ouvrage Formes artistiques de la nature (1904), des tableaux répertorient les êtres qui peuplent les profondeurs. Ces planches de dessins splendides et très détaillées ont toujours fasciné Bente Skjøttgaard qui s’en est inspirée pour créer les œuvres exposées dans Tableaux. Son attention s’est plus particulièrement portée sur la grande famille des cnidaires. Ces invertébrés incarnent le début de la vie et du mouvement, ainsi que 500 millions d’années d’évolution. Gracieux et redoutables, ils se classent en deux catégories principales : les polypes (anémones de mer, coraux) et les nageurs (méduses) — certaines espèces alternant entre ces deux états. Ces acéphales, des êtres simples — une cavité stomacale reliée à une bouche — possèdent un appareil venimeux qui leur sert tant en termes de défense qu’à la capture de leurs proies… Le ballet souple et entrainant des tentacules se révèle en réalité être une danse fatale.
Les œuvres de Bente Skjøttgaard n’ambitionnent pas de reproduire le monde naturel ; elles s’en inspirent pour faire exister simultanément des concentrations de formes, de sensations et d’impressions. Sur ces bases se répandent les glaçures extraordinaires qui métamorphosent en lumières, couleurs et textures et font émerger un monde parallèle. L’artiste espère ainsi attirer l’attention sur la richesse d’un environnement fragile — dont l’Homme ne représente qu’une existence parmi d’autres — où agissent des relations complexes et étroites. Bente Skjøttgaard renoue ainsi avec la thématique de son exposition Look at me ! (Regardes-moi ! — 2018) dans laquelle la petite méduse Mnemiopsis leidyi, une espèce envahissante, se faisait l’emblème d’une réalité contemporaine où les interférences (inconscientes ou accidentelles) avec des équilibres naturels peuvent engendrer des catastrophes pour l’ensemble du vivant.
Reste que Tableaux se veut aussi une fête — un hymne à une beauté autre, à l’extravagance, à l’imaginaire et à un certain humour. En se promenant entre les tableaux qui forment l’exposition, où se tiennent par petits groupes, tour à tour, des vases naturels prisonniers du courant, des molécules de carbone à tête haute, les bouches grandes ouvertes d’anémones terriblement gourmandes, l’on comprend que Bente Skjøttgaard nous partage certes ses inquiétudes, mais livre également un regard aussi tendre qu’attentif.
En céramiste et fière de l’être, elle s’amuse à composer et à défier sa matière, en quête de légèreté et de mouvement lorsque la terre s’offre à la fois dense et statique. Comme toujours, le four et la chaleur, en collaborateurs capricieux et surprenants, maintiennent l’artiste dans son rôle d’exploratrice qui s’émerveille des surprises et des possibles inconnus. Terre et mer s’épousent dans cet ensemble : détours, textures et tons de l’Art Nouveau jouxtent des familles de fluos et de pastels affirmés, voire des surfaces calcaires aux tons plus sourds.
Mel Ferré le 30/11/2021
Bente Skjøttgaard a exposé à la Galerie Maria Lund 48, rue de Turenne 75003 Paris