Après le cinéma, le polar coréen se hisse au sommet avec Kim Un-Su
Un polar particulièrement goûteux et retors dans l’atmosphère coréenne fiévreuse des gangs de Busan, dans les années 1990.
À Guam, les voyous ne portent pas le costard.
Ailleurs dans Busan, port tentaculaire de Corée, mondialement connu, les voyous tirés à quatre épingles sont aussi nombreux que les containers entassés sur les quais. Ces types-là ne se soucient guère des besoins de leur épouse et de leur progéniture, mais ils mettent un point d’honneur à arborer une tenue repassée, impeccable. Ils peuvent se trimbaler la journée entière l’estomac vide pour économiser le petit sou avec lequel ils se feront cirer les pompes. Tandis que les voyous de Guam, eux, ne sauteraient jamais un repas pour un coup de cirage. Ni costume, ni rien à cirer.
Dans tous les quartiers, de Haeundae à Gwangalli, de la station thermale à Yeongdo, de Nampo à Seomyeon, les crapules de Busan traînent de-ci de-là dans leurs complets de croque-mort. Alors que ceux de Gamcheong attendent en grande tenue sur le quai les bateaux russes chargés de contrebande, volant en douce un peu de chaleur aux feux allumés par les dockers dans des tonneaux rouillés, que ceux de la gare centrale, du genre à racketter des prostituées indigentes dans les ruelles sombres, friment dans leur frac, et ceux des lointaines banlieues, après avoir glandé toute la journée à regarder barboter les canards sur la rivière Nakdong, le fil de leur canne à pêche plongeant négligemment par-dessus la digue, ressortent de chez eux au coucher du soleil, le pas traînant et l’allure chic, sillonnant la campagne avec pour seuls compagnons quelques lampadaires solitaires, les voyous de Guam, eux, ne portent pas de costard.
Aucune raison objective ne saurait justifier une quelconque obligation pour les voyous à porter le costume ; stricto sensu, ils ne mériteraient même pas un survêtement. Alors comment expliquer que toutes ces canailles se pavanent en tenue de soirée, sauf ceux de Guam ? D’aucuns prétendent que ces derniers partagent une vision responsable de la vie, du genre : « Qu’est-ce que c’est que cette connerie de costard, alors que ta femme et tes mioches sont en train de crever la dalle ? Si t’as de quoi te payer le pressing, occupe-toi plutôt de nourrir ton foyer. » D’autres avancent la possibilité d’une conscience philosophique apparue tôt chez ceux de Guam : leur tâche principale consistant à ne rien faire, quel intérêt de ne rien faire en habillé ? Un jour ou deux, passe encore, mais tous les jours, serait-ce digne d’un être humain ? En combinant ces deux explications, aussi ridicules l’une que l’autre, il en ressort que les fripouilles de Guam, soit possèdent une intuition fascinante de leur lamentable condition de crapule, soit une conscience aiguë des réalités, particulièrement enracinée chez eux au prix d’une longue et douloureuse introspection. Le genre de raisonnement à faire mourir de rire un chien errant.
Faute de mieux, reste l’ultime hypothèse, celle d’une superstition tenace. Les mauvais garçons de Guam se seraient persuadés qu’un truand en costume part en prison plus tôt que son alter ego en survêtement. D’un point de vue statistique, ça se tient. Un voyou s’agitant en costard ne passe pas inaperçu, semble encore plus lamentable, et risque donc davantage de finir en taule.
Huisu, quarante ans, est le gérant de l’hôtel Mallijang, à Busan, deuxième ville de Corée du Sud, et le bras droit du vieux Père Sohn, chef du gang du quartier de Guam, gang de gagne-petits qui ne touchent guère aux trafics les plus juteux et les plus risqués qui sont l’apanage de bandes beaucoup plus riches et importantes établies dans d’autres quartiers, notamment celui du port de commerce, Yeongdo. Alors que certaines ambitions à l’œuvre, ici ou là, rongent leur frein tant bien que mal, une série d’incidents met le feu aux poudres et menace de déclencher à la fois une guerre des gangs généralisée et plusieurs guerres de succession.
C’est en 1989 qu’Amy est parti en prison. Huisu compte les années sur ses doigts, quatre exactement. Cinq ans auparavant, Amy avait déclaré la guerre au clan de Yeongdo, un différend territorial. Yeongdo était la source de tous les gangs majeurs de Busan, le sein dont ils étaient tous sortis avant de prendre leur indépendance et de partir régner sur d’autres quartiers. Originellement composée des réfugiés fuyant la guerre, c’était une organisation d’ampleur nationale qui tenait la ville sous son joug depuis près de cinq décennies. Les premières générations mafieuses de Busan avaient vu le jour dans les quartiers de réfugiés éclos pendant la guerre : Nambumin, Chojang, Ami, Wanwol, Gamcheong et Yeongdo. Parmi ces différents gangs, Yeongdo avait toujours été le plus puissant. Dominant le port de commerce, ceux de Yeongdo avaient développé leurs activités de manière spectaculaire, écoulant les stocks des surplus américains des guerres de Corée et du Vietnam. Grâce à ce port, ils avaient également développé des relations solides avec la mafia russe et les yakuzas japonais. Bref, Yeongdo est une organisation de grande envergure, sans commune mesure avec Guam.
Ce sont les ports qui ont fait de Busan un paradis pour la pègre. Dans les années trente, la ville comptait à peine deux cent mille têtes et n’était qu’un modeste embarcadère. Un grand port n’aurait servi à rien puisque les rois de Joseon, peureux, avaient toujours mené une politique isolationniste, bloquant les échanges culturels et commerciaux avec l’étranger. Quand la guerre a éclaté, l’arrivée massive de matériel et de ravitaillement a nécessité l’aménagement d’un vrai port et la population de Busan, abreuvée de marchandises, a explosé. En moins de quatre ans, elle a atteint les quatre millions.
Ceux qui ont contribué à la construction du Busan d’aujourd’hui n’en sont donc pas originaires, mais sont descendus de Mandchourie après un long vagabondage. Ce sont des gens porteurs d’une étonnante force de vie, enragés d’avoir été si souvent rejetés et ne possédant rien que leur propre corps. Des gens qu’on ne peut plus forcer à reculer car derrière eux, c’est la mer.
En revanche, Guam est peuplé de purs natifs de Busan. Pour les voyous de Guam, c’est une source de fierté que le père de leur père soit né ici, qu’il ait traîné sur la même plage qu’eux. Ils sont su conserver leur terre d’origine, contrairement aux voyous de la station thermale, de Dongnae ou de Haeundae, qui ont cédé la leur à des étrangers. À vrai dire, si ceux de Guam ont pu préserver leur territoire jusqu’à présent, c’est parce que cette misère ne fait envie à personne.
En dix ans et quatre romans, Kim Un-Su s’est imposé comme le plus célébré des auteurs de polar littéraire coréen contemporain. Publié en 2016 et traduit en français en 2020 par Kyungran Choi et Lise Charrin pour inaugurer les nouvelles éditions Matin Calme, « Sang chaud », le quatrième d’entre eux, raconte un moment-clé de la vie des gangs de Busan à travers les yeux de l’un de leurs membres, à la fois totalement atypique et particulièrement représentatif du passé et du présent du crime organisé en Corée du Sud dans les années 1990. Orchestrant le choc apparent des traditions et des réalités du moment, d’un sens de l’honneur mythifié et d’un appât du gain évident, de fidélités fragiles face à des trahisons qui peuvent rapporter gros, d’une violence omniprésente et d’une cruauté éventuellement feutrée, « Sang Chaud » a pu être à bon droit, aux États-Unis et en Europe, comparé au travail de Mario Puzo et de Francis Ford Coppola autour des clans de New York et du New Jersey du « Parrain ». J’oserai ajouter que la langue maniée par l’auteur et rendue par ses traductrices est un pur régal, sauvage et malicieux, capable de véhiculer à bon escient une poésie souvent inattendue mais tombant toujours très juste.
Il y a quelques jours, Yongkang, accompagné de ses hommes, s’est emparé de la blanchisserie de Patron Og sous prétexte des dettes de ce dernier. S’agissant de paris, c’est largement de l’argent virtuel, Yongkang s’approprie le commerce pour pas un rond. Or cette blanchisserie n’appartient pas à Patron Og mais, comme presque tous les commerces de Guam – hôtels, salles de jeu, gogo-bars, boîtes de nuit, etc. -, aux vieux du bouillon de bœuf. Ils ont l’habitude de placer des patrons fantoches à la tête de leurs commerces pour toucher les bénéfices sans prendre de risques. Quand Patron Og, après avoir cédé secrètement la blanchisserie à Yongkang, s’est enfui à Séoul, Père Sohn a envoyé des hommes à sa recherche, de vrais traqueurs professionnels qui n’ont pas mis plus de trois jours pour le retrouver.
– Sûr qu’il se planque dans une salle de jeu, a déclaré Père Sohn peu avant la capture de Patron Og.
– Il sait que s’il se fait attraper, il est mort. C’est le dernier lieu où il penserait aller, non ?
– Allons, Huisu, tu connais la notion de réincarnation dans le bouddhisme ? Eh bien, figure-toi que ça ne signifie pas qu’on peut, par exemple, avoir été un porc dans une vie antérieure, être né homme dans celle-ci, etc. Non, non, ça signifie que si un homme naît stupide et qu’il fait des bêtises, eh bien, il répétera ces bêtises tout au long de sa vie.
Sur le moment, Huisu a eu du mal à y croire, jusqu’à ce que Patron Og soit retrouvé dans une salle de jeu. Le seul endroit où il peut être repéré en quelques coups de fil. L’homme est stupide. Plus encore quand il est acculé.
Kim Un-Su - Sang Chaud - éditions du Matin Calme
Charybde2, le 8/04/2020
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