33/35 Biaise se fait intuber …
Tout paraissait loin, si loin. Le monde avait été différent, un jour. Les gens avaient été différents. Biaise avait été différent. Jadis. Il y avait de cela une éternité.
Biaise est sorti de la vie de tous les protagonistes de cette histoire ( Matriona avait injecté un cocktail de drogues à Diane, qui effaça les péripéties récentes dans son esprit. Reconduite à son domicile, elle observa sans réaction Biaise lui faire ses derniers adieux ).
Il a changé de ville. Il a changé de vie. Il a laissé tomber les vieux vêtements et les chaussettes puantes. A quoi bon se déguiser ? L’écriture d’un second roman inspiré des événements de Montcathare ne serait pas à exclure.
Avant de se séparer de façon définitive, Matriona lui avait confié des faux papiers, « Ça pourra toujours t’être utile. », et remis quinze mille eurofrancs en espèces, De quoi voir venir. Il n’y avait pas eu de grandes effusions sentimentales entre les deux amants d’un soir. Leur histoire était sans issue, ils le savaient. La page a été vite tournée.
- Ce qui sauvera peut-être les Français, c’est leur sens de l’humour. Lors d’une des dernières grandes manifestations à Paris, ça n’arrêtait pas de brailler “ La France, aux Français ! “ et y’en a un qui a crié “ Et le homard, à l’américaine ! “.
Matriona a ri et a disparu.
Dans la nuit du Réveillon, des douleurs atroces ont transpercé le ventre de Biaise. Il était tordu en deux. Des douleurs, lui ?
Bonne année ! Santé ! A la prochaine guerre ! Cette dernière menace s’insinuait dans les esprits. Les propos de l’Elysée, qui se voulaient rassurants, ne faisaient plus illusion. Les villes étaient le théâtre d’exactions innombrables. Des scènes terribles se succédaient sans que personne ne lève le petit doigt ni ne bronche. Des gens étaient battus, volés, dépossédés de leurs appartements et de leurs commerces. Les violences quotidiennes se multipliaient. Les assassinats étaient encore rares mais en voie de développement. Le taux de suicides était exponentiel. Peut-être qu’il n’y avait plus rien à penser, plus rien à dire, plus rien à espérer.
Pour fêter tout ça, Biaise avait opté pour un régime en hautes teneurs énergétiques. Le 29 décembre, en sus des boissons qui ne comptaient pas ( bière, vin, champagne ), il s’était enfilé les 3/4 d'une bouteille de vodka, le lendemain il en avait vidé une entière et le reliquat de celle de la veille et le 31 il était passé à une et demie. Trois bouteilles et demie en trois soirées, il avait perdu le sens de la mesure, qu’il n'avait jamais eu. Surtout que faire passer tout ce liquide avec un mélange de foie de volaille, de rognons de veau et de steaks hachés avait provoqué des réactions intestinales. Ses tripes avaient commencé à gargouiller d'une façon anormale. Il avait ressenti qu'elles faisaient des nœuds de torchon mouillé dans son ventre. A croire qu’il avait atteint ses limites, qu’il croyait ne jamais atteindre. Le réveillon réveillait le con qui sommeillait en lui.
Son corps trahissait Biaise. Il ne passerait peut-être pas la nouvelle année. Pris de panique, il décida de se rendre à l'hôpital sans réfléchir aux conséquences. Son esprit n’était plus très clair, son jugement obscurci, la gueule de bois et le ventre en vrac ne facilitent pas les décisions rationnelles.
Une neige sale encombrait les rues. Biaise marchait courbé, le col du manteau relevé, les mains dans les poches. Ses chaussures s’enfonçaient dans la gadoue. Un bruit de succion spongieuse accompagnait ses pas. Il marchait vite en se tenant éloigné de la bordure du trottoir car les automobiles projetaient des gerbes épaisses et dégueulasses.
A la devanture d’une librairie, il remarqua le nouveau pamphlet de Cédric Zamour, qui battait des records de vente. Un ouvrage délicieux dans quoi on pouvait lire « Un seul ongle de pied pourri, de n’importe quel alcoolique ahuri truand de Blanc, vautré dans sa dégueulasserie, vaut encore cent mille fois plus, et cent mille fois davantage et de n’importe quelle façon que l’Arabe lecteur du Coran. »
Au comptoir de l'accueil des Urgences, que les récentes directives économiques n’avaient pas encore réussi à faire fermer, une grosse sirène en blouse blanche a collecté sur l’ordinateur quelques données personnelles, toutes nouvelles, de son identité - appelez-moi Labsaint - à son adresse en passant par son numéro de sécurité sociale. Elle lui a ensuite demandé de rejoindre dans la salle d'attente les autres victimes co-latérales de cette période sensible. Un mec pas très frais avait la main gauche dans un sac plastique transparent. Elle pissait le sang. Le sac se remplissait à une vitesse alarmante. Si personne n'intervenait rapidement, il allait se retrouver avec un gant à la place de la main. Un interne est venu le chercher. Une pocharde d'une soixantaine d'années sombrait dans un semi-coma éthylique. Trois autres personnes somnolaient. Biaise a patienté une paire d'heures en feuilletant des magazines féminins ( les sudokus, ça n'a jamais été son truc ; rien que le nom lui file de l’urticaire ). Les publicités pour la lingerie dégoulinaient de lascivité. Biaise aurait été plus inspiré de regarder l'écran TV accroché au mur. A cette heure très matinale, les programmes étaient inoffensifs, et puis en ces jours de fêtes, on aurait dit que les images étaient en barbe à papa, on baignait dans le glucose des bons sentiments. Le regard de Biaise glissait sur le papier glacé. Les filles étaient torrides, il a senti pousser une érection. Le moment était mal choisi. L'idée d'aller se branler dans les chiottes lui a démangé les mains, mais il a tenu bon, réfréné sa pulsion. Enfin est venu son tour. Un jeune interne l'a conduit dans une pièce à peine plus grande qu’une armoire sentant la Javel. Il l'a fait asseoir sur le bord d’une longue table étroite puis l’a ausculté, palpé, pompé du sang dans une éprouvette et ensuite il s'est absenté durant un laps de temps considérable. Biaise ne l'a plus revu. Le docteur Mauran, la quarantaine, a pris la place de l’interne. Il est venu annoncer à Biaise qu'on allait le garder en observation. A sa tête et à ses mots qu'il cherchait, quelques secondes s'écoulaient entre chacun d'entre eux, Biaise a pigé qu'il ne savait pas par quel bout prendre le problème. Il a imaginé leur abîme de perplexité face à ce qu'ils venaient de découvrir et qui remettait en question une partie de leurs dogmes. Ce n'était pas le foie, ni l’estomac, ni ses reins, ni ses intestins qui étaient en cause, mais un organe plus central. Son cœur. Le médecin a été incapable d'énoncer le diagnostic. Biaise le devinait déjà.
On ne lui a pas laissé le temps de disparaître. On l'a transféré aussitôt à l'étage supérieur. Là, on l'a affublé d'une ridicule blouse qui vous laissait le dos et le cul à l'air, puis collé dans un lit et mis des tuyaux un peu partout, jusque dans le sexe, c'était désagréable. Biaise s’est demandé si c'était bien nécessaire, si quelqu'un ne faisait pas du zèle à ses dépens, il n’en était pas encore à pisser du sang ou de l'alcool, ils prenaient des précautions inutiles. Cela dit, la douleur avait cessé. Une jeune infirmière est venue le sermonner. Ses supérieurs avaient certainement cru préférable de ne pas la mettre dans la confidence. Biaise se doutait que l'affaire devait être traitée avec le maximum de discrétion et de précaution, le temps de prendre les mesures nécessaires. Mais quelles mesures ? D'après les résultats des tests sanguins, son taux d'alcoolémie avait de quoi terrasser un éléphant. On ne parlait même plus de la menace d'une cirrhose, on était bien au-delà. La jeune femme lui a dit qu’il devait faire une croix sur la bouteille. Une croix, c'était un signe, lui a répondu Biaise. Elle a fait semblant de ne pas comprendre. Elle était mignonne et prenait son travail au sérieux. Si elle avait su...
- On ne vous conseille pas de mettre un frein, de diminuer les doses, non, vous devez renoncer, tout de suite, si vous voulez dépasser les cinquante ans. Ne rigolez pas, c’est très, très sérieux.
- Excusez-moi.
C'était nerveux. Biaise ne savait plus quel âge avaient ses artères. Tout ce qu’il souhaitait, c'était de ne pas entrer dans le troisième âge, qui lui faisait toujours penser au IIIe Reich, allez comprendre pourquoi. Se mettre au régime sec, ça ne lui était jamais venu à l'idée. Il avait d'autres soucis beaucoup plus graves, mais il ne pouvait pas les lui avouer.
- Le prochain verre vous tuera, je vous le dis. ( Biaise a été pris de fou rire, impossible de se retenir, de grosses larmes se sont mises à rouler sur ses joues, il était hilare. ) Je ne vois pas ce qu'il y a de si drôle...
Biaise a agité la main pour lui signifier que c'était incontrôlable. L'émotion. Le trop plein. Les nerfs qui lâchaient. Le nervousse brékdaone. Son compagnon de chambre a soupiré. Un vieillard en bout de course et à bout de souffle. Il compatissait. Lui, on lui avait enlevé des mètres d'intestin et il chiait dans une poche en plastique. Son moral était bon, son râtelier lui donnait un beau sourire et il ne lui restait certainement que quelques mois à vivre. Il a pris un air étonné quand l'infirmière lui a annoncé qu'on allait le transférer dans une autre chambre, prétextant un nouveau traitement. Ce qui a été fait dans les minutes qui ont suivi. Ils ne perdaient pas de temps. On isolait Biaise. Cas de force majeure.
Quelques instants après que l'infirmière lui a passé un nouveau savon avant d'aller persécuter un autre malade sans défense immunitaire, le docteur Mauran avait pris le relais, flanqué d'un type frisant la soixantaine, un de ceux que les sous-fifres appellent patron, reconnaissable à sa mine d'éminence grise, les poches sous les yeux et les mains dans les poches, l'observant comme si une sonde spatiale l’avait déposé sur terre. Le Professeur Lambal n'allait pas la lui faire, ni à l'endroit, ni à l'envers. S'il était aussi balèze qu'il voulait le laisser paraître, il n'aurait pas été là, coincé dans un trou d'une douzaine de milliers d'âmes, y'a longtemps qu'il dirigerait un service prestigieux dans un des meilleurs hôpitaux de France.
Mauran s'est raclé la gorge et a commencé par dire qu'ils étaient confrontés à plusieurs problèmes, dont le plus mineur, au final, était les maux de ventre qui avaient conduit Biaise aux Urgences. Bien sûr, avec ce qu’il avait comme graisse et alcool dans le sang, il aurait dû, dans le meilleur des cas, avoir déjà perdu la vue ; et aveugle, si on n'est pas Ray Charles, ça n’a pas d'intérêt.
- C'est incroyable que ça ne vous ait pas tué. Seulement, il y a plus incroyable. ( Et il a appuyé sur ce second "incroyable", il y avait donc plusieurs sortes d'incroyable, on aura au moins appris quelque chose ce jour là. Il s'est gratté le cuir chevelu et s'est mis à tourner en rond devant le lit, de plus en plus nerveusement. Un derviche en blouse médicale. ) Comment dire... comment vous expliquez... c'est vraiment, vraiment pas facile... vous n’allez sans doute pas le croire parce-que... c'est totalement invraisemblable.
Un rire hystérique l'a secoué de la tête aux pieds tandis que Lambal restait de glace. Biaise s’est redressé sur l'oreiller et a mimé l'angoisse, le mec miné par ses affres, agité de tics faciaux incontrôlables. Il jubilait.
- On a un dysfonctionnement majeur. Inexplicable.
La voix de Biaise s’est mise à trembler.
- Arrêtez, vous me faites peur, dites-moi ce que j'ai.
- C'est votre cœur, dit Lambal.
- Je sais, il me l'a dit tout à l'heure, mais il n’a pas été plus loin. J'ai une malformation, un truc qui déconne, c'est ça ?
- Eh bien, en quelque sorte.
Lambal s'est assis sur le bord du lit et a pris le pouls de Biaise puis il a secoué la tête. Il a inspiré profondément. Il essayait de garder son calme, de se retenir de hurler, il avait l'air de se mordre l'intérieur des joues avant de se décider à parler.
- Votre cœur... Eh bien... il ne bat plus. Il est... cliniquement... mort. Votre sang... ne circule plus. Ce qui explique peut-être que vous n'ayez pas fait d'arrêt cardiaque, puisque... Comment ça a pu se produire, c'est un mystère complet et comment expliquer que vous soyez toujours parmi nous, nous n'avons pas de réponse. C'est que c'est...
Biaise ne lui a pas laissé le temps de reprendre sa respiration.
- Impossible.
- Voilà, c'est ça. Exactement, dit Mauran.
Lambal lui a lâché le poignet et s'est remis debout. Il a regardé Biaise comme si c’était la momie de Toutânkhamon sortie de son sarcophage.
- Vous prenez plutôt ça calmement...
Biaise a fait une moue incrédule.
- Je ne réalise pas bien, c'est tout. Mettez-vous à ma place.
Mauran a esquissé un sourire.
- Nous comprenons, rassurez-vous.
- Vous comprenez quoi ? Que je suis un putain de mort-vivant ! Parce que faut pas se voiler la face, hein ? Si mon cœur ne bat plus, je suis mort, mais si je respire, je suis vivant... Conclusion : je suis bien un putain de mort-vivant !
- Techniquement, on ne peut pas vous donner tort, dit Mauran.
- Putain, je veux, oui !
Alors Biaise a mis le paquet. Il a fait rouler ses yeux, les a révulsés, laissé tomber sa tête sur le côté et simulé une perte de connaissance. Il ignorait si son numéro d'acteur était très convaincant, mais confondus par la situation aberrante à laquelle ils étaient confrontés, les deux médecins n'ont rien remarqué d’invraisemblable dans la simulation.
- Qu'est-ce qu'on va faire de lui ? demanda Mauran.
- Qu'est-ce qu'on va faire tout court.
- On est dans la merde.
- Mais non, c'est une occasion unique. Imaginez une seconde la publicité que ce type peut nous rapporter. Tous les feux des médias vont se braquer sur l'hôpital et sur nous, les deux médecins traitants de ce patient extraordinaire... Et tous les grands pontes vont vouloir rappliquer, l'examiner, et il faudra qu'ils passent par nous, qu'ils nous mettent dans le coup.
- Ils vont nous le souffler, oui.
- On fera marcher le principe de précaution... On dira qu'étant donné que les risques sont impossibles à évaluer, il est préférable de le garder ici. On fera jouer qu'un déplacement pourrait le tuer...
- Mais il est mort, dit Mauran.
- Ben non, vous voyez bien, il respire. Il est vivant, dit Lambal.
- Putain, on est dans la merde.
- Cette merde vaut de l'or, je vous le garantis. C'est le meilleur truc qui nous soit jamais arrivé. A nous la bonne galette. Vous avez pensé au blé qu'on se peut faire avec un cas pareil ? Les droits photos, vidéos, qu'on va pouvoir négocier en douce. C'est le jack-pot !
Lambal s'est mis à sautiller sur place. Il levait les bras en l'air, poussant des petits cris de joie. Mauran était gêné. Biaise le voyait à travers ses paupières presque closes. Il se retenait pour ne pas éclater de rire. Puis les deux médecins ont quitté la chambre, pensant le laisser se remettre de ses émotions. Dans le bureau de Lambal, ils sont allés peaufiner leur stratégie qui les rendrait riches à millions.
Une heure plus tard, Biaise riait tout seul en imaginant leur surprise. La joie évanouie de Lambal aussitôt qu'il s'apercevrait que le malade avait disparu en emportant ses affaires, que personne ne savait où il était passé et que les renseignements qu'il avait laissés à l'accueil étaient tous faux, de quoi faire avaler son stéthoscope à Mauran.
Biaise l’avait échappé belle.
Biaise avait une faim de loup.
Plus de trois mois qu’il ne s’était pas offert un festin de bœuf.
33/35 Biaise se fait intuber
Jean Songe le 19/04/2020