32/35 Le retour de Bill…
Il était plus de minuit quand Biaise a allumé le plafonnier et trouvé Bill, assis les jambes croisées dans le fauteuil, qui lui pointait le canon d’un Glock sur l’estomac. L’air surpris de Biaise n’était pas feint.
- Bill ! Merde alors.
- On n'est plus tranquille nulle part. Pourtant, c'est agréable ici. On pourrait manger par terre. On ne croirait jamais ça en vous voyant. C’est vrai que vous êtes étonnant.
Bill a regardé Biaise avec un mélange de curiosité et de défi. Il semblait estimer les capacités de nuisance de Biaise, comme s’il était une termite ou un rat de laboratoire. En plus massif.
- Tu n'es pas venu pour parler entretien du logis, pas avec un pistolet à la main, dit Biaise.
- Vous me donnez beaucoup de fil à retordre. Beaucoup. Trop. Comment vous avez pu vous en sortir ? Je suis venu chercher des réponses, et vous allez me les donner. Et si vous refusez... Eh bien, qui vivra verra.
- Ah oui ? Je serais toi, Bill, je ferais gaffe. On a voulu me tuer à plusieurs reprises et j'ai tué plusieurs hommes, chose que je n'aurais jamais imaginée. Ça ne m'a pas fait grand-chose et ça ne m'a pas changé, mais parce que ce que je suis, tu n'en as qu’une toute petite idée...
- C'est bizarre, en effet. On dirait que vous avez pris des couleurs, dit Bill gaiement.
- Le pistolet, c'est pour me dire que tu ne déconnes pas, au cas où j'en douterais encore. Je ne prends pas tes menaces à la légère, ma vie ne représente rien à tes yeux, tu t’es donné beaucoup de mal pour essayer de m’éliminer... mais si tu tires, ça fera du bruit... Tu vas réveiller toute la baraque. Tu ne t’en sortiras pas comme ça.
- Je les connais, vos voisins, j'aurai tout le temps de partir sans être inquiété par personne. D'abord, je vous assommerai puis j'étoufferai le son avec un coussin que je vous aurai au préalable plaqué sur la figure ( Il a tapoté le coussin qui lui bordait le flanc. ) Rien de plus simple.
Bill avait toujours semblé très sûr de lui. Trop sûr.
- Admettons... Mais tu as commis une erreur, Bill. Tu connais l'expression française « se tirer une balle dans le pied », quand on se fait du tort à soi-même. Tu aurais dû chercher à en savoir plus sur moi. Laisse-moi te montrer quelque chose. Tu veux bien me passer le coussin ?
Une intonation bizarre dans la voix de Biaise a fait soupirer Bill. Il a tendu le coussin. Biaise l’a attrapé puis a posé un genou à terre. Il a mis le coussin sur son pied droit. Puis il a demandé à Bill de lui tirer dans le pied.
- Vous êtes cinglé ! dit Bill.
L’Américain a appuyé le canon du Glock sur le tissu et tiré sans poser de question. Le coussin a absorbé le son, quelques plumes ont voleté. Biaise a repoussé le coussin éventré. La balle avait traversé le pied et s’était logée dans le plancher. La chaussure avait éclaté. Biaise n’avait pas bronché. Pas bougé d'un poil. Bill a fixé le trou noir qui perçait le dessus du cuir. On apercevait des bouts de spaghettis de chair noircie et rouge. Ça ne saignait pas. Bill a jeté un regard inquiet à Biaise.
- C'est quoi le truc ?
Biaise a fait bouger son pied, l’a remué dans tous les sens. Il souriait.
- Ça dépasse l’entendement, dit Bill.
- Oui. Comme vous le voyez, Bill, vos menaces sont inutiles. Autant me dire ce que je ne sais pas.
D’un air las, Bill a posé le flingue sur le plancher puis s’est rassis.
- Je bosse pour la Société des Apôtres.
- C’est quoi ça, une autre société secrète ?
Bill a opiné. Une de plus. D'un mouvement du menton, Biaise l’a encouragé à poursuivre.
- Britannique celle-ci. Au départ, elle était fameuse pour l'homosexualité de ses membres. John Maynard Keys l'animait. C'est l'auteur d'un Traité de la Monnaie, il est moins connu pour son ouvrage La sodomie supérieure. La société est devenue influente et a disposé d'éléments de tout premier plan. Après la seconde guerre mondiale, elle s'est faite plus discrète. Mais elle est restée active, s'intéressant de près à tout ce qui relève de l'encodage, du décodage des messages cryptés. Du mystère du langage. Alors quand le manuscrit de l'Ikeabana a refait surface, les Apôtres ont voulu mettre la main dessus, à n’importe quel prix. Ils m’ont engagé pour ça. Après, j’ai joué l’infiltration et la manipulation. C’est ce que je sais faire de mieux.
- Vous êtes pédé, Bill ?
- Je ne vois pas le rapport.
- Simple curiosité, je ne vous imaginais pas… n'y voyez aucun préjugé. Et tout ça pour un texte…
- Peut-être... Mais vous le savez aussi bien que moi à présent, on ne mène pas ce genre de guerre avec des bons sentiments. On met les mains dans la merde et dans le sang. C'est salissant, ça pue. On en tire très peu de satisfaction et encore moins de joie, juste le sentiment d'avoir fait ce qu’on devait faire. Avant de recommencer.
- Pour de l’argent, vous oubliez ce détail.
- Votre petit sens moral, Biaise, vous pouvez vous le mettre où je pense.
- Et ce fameux texte de l’Ikeabana, il est passé où ?
- Burton Sr. l’avait mis en lieu sûr et il a emporté ce secret avec lui.
- Vous savez quoi, Bill ? Toute cette histoire me reste en travers de la gorge. Tous ces morts…
Biaise a ramassé le Glock et a fait signe à Bill de se lever. A un mètre cinquante environ de l'Américain, il a levé le pistolet et l'a mis en joue. Le canon n'était plus qu'à une dizaine de centimètres du crâne. Oublié l'oreiller, oublié les précautions, tout oublier. Tout effacer. Recommencer à zéro. Mais on ne pouvait pas. Bill ne bougeait plus. Son front se couvrait de sueur. Il avait peut-être deviné la nouvelle nature de Biaise. Il attendait un geste ou un mot. Sa vie dépendait de ce que Biaise allait dire ou faire. Suspendue au fil d'une parole ou d'un geste. Au cours de ces palpitantes et éreintantes mésaventures, Biaise avait appris au moins une chose. Ce n’était pas un tueur ( ça ne l'avait pas fait jouir les mecs qu’il avait refroidis ). Il n'avait pas ça dans le drôle de sang qui ne circulait plus dans ses veines. Faire sauter la cervelle de Bill ne servirait à rien. Il y aurait toujours des mecs comme lui. Sa mort ne le soulagerait pas, ni ne le délivrerait de sa malédiction. Son salut n'est plus à l'ordre du jour depuis longtemps. Le peu d'âme qu'il lui restait, il le perdrait en éliminant Bill de sang-froid. Biaise a abaissé le Glock. Il ne ressentait plus qu'une immense fatigue.
- C'est bon... J'en ai fini avec vous, Bill. La partie est terminée.
Bill a poussé un long soupir puis il a tourné le dos. Il a ouvert la porte. Il n'a pas pu s'empêcher de se retourner et d’afficher un sourire en coin lourd de signification. Alors, pour solde de tout compte, Biaise a fait mine de lui coller deux balles dans le buffet.
Blam, blam !
32/35 Le retour de Bill…
Jean Songe le 18/04/2020