30/35 L'Homme-sang et ses racines…
A ce moment du récit, il paraîtrait opportun d’éclaircir certaines zones, restées dans l’ombre, de la vie antérieure de Biaise.
Quand il était plus jeune et moins gros, les représentants du troisième âge et les cinéphiles ( souvent les mêmes ) lui trouvaient un air de ressemblance avec Fred Astaire. Ce qui à ses yeux signifiait qu'il n'était pas très beau mais qu'il était séduisant et qu'il avait de la classe. Il aimait l'oisiveté, l'argent et les femmes. Sans ordre de préférence. Les bonnes choses de la vie, en somme.
Franz Biaise ne s’est pas toujours appelé Franz Biaise. Durant plus d’une vingtaine d’années, il a répondu au nom de Martin Alison. La famille Alison devait sa fortune à sa participation dans la création de la banque H.S.B.C.. Les guerres de l’opium avaient commencé à rapporter gros à la fin des années 1800. Puis la famille avait diversifié ses investissements dans l’immobilier, le pétrole et une flotte de pétroliers, le gaz, les communications, et même la production de pilules contre les troubles de l’érection. Une banque à Londres couronnait le tout. James Alison, le père de Martin ( Franz ), qui siégeait dans tous les conseils d’administration, veillait à ce que les rouages de cette machine restent bien huilés et d’une rentabilité à toute épreuve. Diane s’était contentée de mener la vie qu’on attendait de l’épouse d’un des hommes les plus fortunés du pays puis elle s’était lassée de cette existence riche en possessions et pauvre en relations humaines authentiques.
Avant sa métamorphose, Franz Biaise a passé l'essentiel de son temps à se reposer sur ses lauriers. A l’exception de l’apprentissage du français, son éducation anglaise et ses études lui ont inspiré une vive détestation. Enfant, il a tâté de plusieurs instruments, presque toujours avec des Miss quelque chose. Miss Piano était terne, insipide, d'un ennui mortel. Miss Violon l'avait marqué, moins pour ses qualités d'enseignante que pour ses attributs physiques, qui l'envoûtaient. Son décolleté, dans quoi il plongeait dès que l'occasion se présentait, tout le temps donc, le mettait dans un état second très peu favorable à l'étude des gammes. Miss Clarinette avait fait de son mieux. Ni ses compétences ni son physique ne l'avaient convaincu. C'est donc un homme, qui l'a initié à la guitare. Ce fut une révélation. Quand il pinçait les six cordes, quelque chose vibrait dans son cœur et dans son âme. Il croyait avoir trouvé sa voie.
Diane s'en est aperçue et l'a encouragé. Fine mouche, elle a décidé, contre l'avis de son père, de l'emmener aux concerts afin de parfaire son éducation musicale. Il en a tiré un plaisir inouï. Il observait aussi les femmes à la dérobée. Diane l'a remarqué et l'a taquiné à ce sujet. La musique et les femmes se sont unies dans l'esprit de Martin. Malheureusement, ses progrès à la guitare sont restés médiocres. Il ne serait jamais le Grand Guitariste qui pourrait rivaliser avec ses idoles. Cela ne l'a guère affecté. Sa passion pour la littérature et l’écriture s’est révélée plus tard. Et puis il lui restait les femmes. On pourrait dire que c'est peut-être la raison principale de sa venue en France ( les Françaises étaient chaudes, la France était une fête, merde ), mais ça serait mentir.
Après avoir quitté l’université, Martin s'est posé à Londres. Là, les choses ont pris une autre tournure. Ses années d’étudiant lui ayant permis d’acquérir une maitrise de divers jeux de cartes et comme il se retrouvait dans l'obligation de gagner sa croûte ( son père lui avait coupé les vivres ), il s'est mis à fréquenter nombre de cercles de jeu où son petit talent n'a pas tardé à le faire remarquer. Il a fait le tour des cercles. Il tournait en rond, quoi. Il y avait des cercles où il fallait montrer patte blanche, ou être recommandé par un Sir, ou un Lord, rien de moins, son nom a suffi à lui ouvrir toutes les portes. Certains de ces cercles n’avaient pas pignon sur rue et sa réputation d’habile joueur a attiré l’attention de personnes que son père aurait trouvé fort peu recommandables. Pour une fois, il lui aurait donné raison, elles l’étaient.
C’est ainsi que Robin Thomas, le chef d’un des gangs les plus redoutables de la capitale anglaise, a invité Franz à s’asseoir à ses côtés dans le coin VIP d'un club à la mode. Personne ne refusait une invitation à la table de Robin Thomas. C’était un truc à savoir. Il avait une réputation de vrai dur-à-cuire et de mec cruel. Des histoires terrifiantes circulaient sur son compte. Les filles le trouvaient beau gosse. Il a proposé de but en blanc à Martin la gérance d'un pub, précisant qu'il serait grassement rémunéré pour servir de prête-nom et qu’il lui suffirait de fermer l’œil sur leurs trafics et leurs petites combines. On ne lui en demandait pas plus. Martin a accepté son offre, plus par curiosité que par appât du gain facile. L’intéressait fortement l’apprentissage de l’argot dont les voyous cockneys faisaient un usage surprenant. Ça le fascinait. Pendant quelques mois il s'est tourné les pouces, rempli les poches, et il a considérablement étendu sous des formes peu orthodoxes sa syntaxe et son vocabulaire, mais les yeux on ne peut pas toujours les fermer. L’affaire a tourné au vinaigre un soir où deux gorilles, après lui avoir donné l’ordre de boucler l’établissement et de ne pas poser de questions, ont trainé dans l’arrière-cour un type groggy et à la gueule déjà passablement amochée qui implorait entre ses dents de ne plus lui faire de mal. Des bulles de sang éclataient entre ses lèvres. Ils ont commencé à le travailler au corps. Manifestement, ils prenaient plaisir à le tabasser. Franz ignorait tout de ce type, et de ce qui motivait son passage à tabac. C’était peut-être une ordure, mais les rictus de satisfaction sadique des deux sbires étaient répugnants. Il a tenté de s’interposer. Le plus vicieux a fait volte-face. Plus petit et plus gras que son acolyte, sa vivacité et sa force ont laissé Franz sans réaction. La brute l’a empoigné par le col, l'a collé contre le mur de briques sales et lui a craché à la figure qu'il ferait mieux de rester bien sage s'il ne voulait pas subir le même sort que la loque. Lorsque les gros bras l'ont balancé dans le coffre de leur bagnole, le mec n’était plus qu'un amas de chair sanguinolente d'où s'échappaient des gémissements de bête. Avant de démarrer, le chauffeur a braqué un index sur la poitrine de Martin et lui a conseillé d'une voix très froide de tout oublier, dans son propre intérêt, a-t-il souligné. Le lendemain soir, Franz ne s'est pas dégonflé. C'est certainement le seul acte de courage dont il a fait preuve. Il est allé trouver Robin Thomas à sa table. Le chef de gang a fait claquer ses doigts. Les putes ont fait silence. Un de ses gorilles s'est levé. Thomas a fait signe à Martin de s'asseoir.
- Comment ça va, Martin ?
- Pour être tout à fait franc, monsieur Thomas, ça pourrait aller mieux.
- Ah oui. Et pourquoi ?
- Hier, j’ai assisté à une scène très déplaisante. Vous devez être au courant.
- En effet.
- Je ne suis pas fait pour ce genre de truc. Je ne crois pas que je pourrais supporter un autre passage à tabac.
Thomas a éclaté de rire.
- Mais ce n'est même pas toi qui a été tabassé, Martin.
- Oui, mais vous comprenez ce que je veux dire.
- C’était regrettable mais nécessaire. Les affaires... D’ailleurs, qui te dit qu’il y en aura d’autres ?
- Je pense que c’est de l’ordre du probable.
- Oui. Tu as sans doute raison. Tu proposes quoi, alors, Martin ?
- Je ne suis pas irremplaçable. ( Il s’est abstenu de lui dire que personne n’était irremplaçable. Thomas l'aurait peut-être pris pour lui. Ménager sa susceptibilité était une règle de survie qu’on apprenait vite. ) Ça doit pouvoir se trouver des types capables de remplir mon rôle, et même mieux que moi.
- Tu veux dire que tu veux nous quitter ?
- Oui. Je préférerais en rester là.
- Je vois. Dommage. Dommage... dit-il en souriant.
Thomas a passé la paume de sa main sur la nappe et a effacé lentement un pli. A ce geste et à son sourire, Martin a compris qu'il ferait mieux de ne pas moisir à Londres, de tout plaquer et d’aller se mettre au vert en France.
Thomas lui a offert un verre. Ils ont trinqué. Martin a remercié le truand, l’a salué puis a pris la porte, laissant les souvenirs du club s’effacer derrière lui.
Le temps était venu de filer en quatrième vitesse sans demander son reste. Il a plié bagages dans la nuit et n'a plus jamais refoutu les pieds au Royaume-Uni.
Jean Songe le 15/04/2020
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