Le blockhaus générateur de lien social de Mathieu Larnaudie
Retrouver la possibilité du lien social et de la parole politique au cœur du béton de l’Histoire réputée achevée. Une fabuleuse parabole contemporaine, pas du tout hors saison.
En traînant ma valise, dont les roulettes sur le goudron humide me paraissaient commettre un vacarme du diable propre à déranger les riverains engourdis dans le silence – mais les volets étaient unanimement clos et il était peu probable, de fait, que mon bazar dérangeât quiconque -, je parcourus l’avenue qui mène en ligne droite jusqu’à l’étroite rue commerçante, laquelle trace une parallèle à la plage. Il n’y avait pas grand monde là non plus : quelques échoppes aux devantures ouvertes, des présentoirs à cartes postales avancés sur le pavé, une poignée d’âmes qui se battaient en duel et me regardèrent passer d’un air absent, moins par curiosité pour un nouveau venu ou par réprobation à l’encontre du boucan que faisait ma valise que par désœuvrement manifeste.
Je pris encore une ruelle, puis, juste avant d’arriver sur la digue, à main gauche, j’ouvris le portail de la petite cour arrière de la dernière bâtisse, ainsi que m’avait recommandé de faire l’amie qui m’en avait confié les clefs. Après que je m’étais ouvert auprès d’elle de mes affres du moment, elle m’avait proposé de passer quelque temps dans la maison de famille qu’elle possède au bord de la mer ; j’avais accepté l’aubaine de ce havre hors saison en espérant qu’une telle atmosphère marine et studieuse pourrait débloquer les choses, me relancer, et en me disant qu’au pire, cela ne me ferait pas mal de prendre l’air.
Un hommage discret au village balnéaire lorsque les estivants ne sont pas là, et comme un clin d’œil au « Hors saison » (voire, de manière plus diaphane, au « Nord-Nord-Ouest ») de Sylvain Coher : c’est d’abord ainsi que se présente, dès ses premières pages, ce « Blockhaus » de Mathieu Larnaudie, publié en mars 2020, cinq jours avant la fermeture provisoire des librairies et cinq jours avant le confinement, chez Inculte Dernière Marge. Mais le lieu précis de cette retraite (envisagée d’abord comme remède à un engourdissement de l’envie d’écrire, comme un possible tour de mécanique auto face au risque de panne blanche), de cette mise au vert (ou au bleu, c’est selon) n’a cette fois rien d’anodin, alors qu’il semble pourtant tout devoir au seul hasard des pieds-à-terre amicaux : même si les modalités précises de sa présence au front et au feu se dissipent doucement dans les pages des manuels, des récits et des traités, la modeste Arromanches, avec ses 489 habitants et ses 55 % de résidences principales, est puissamment chargée d’Histoire. Comme sur une bonne partie des côtes normandes et bretonnes, de celles de la Manche et de l’Atlantique, le béton est ici omniprésent, celui du Mur de l’Atlantique et de l’Organisation Todt, celui de ces défenses occupantes vaincues par Overlord à l’été 1944, celles explorées en socio-géographie par le Paul Virilio de « Bunker archéologie » et en mythologie par le Claro de « Bunker anatomie ». Mais il s’y ajoute ici un béton bien spécifique, celui amené avec lui, flottant sur la Manche, malgré son poids et grâce à un ingénieux système de ballasts, par le libérateur américano-anglo-canadien (il faudrait aussi mentionner les Français et les Polonais, mais l’adjectif composé y deviendrait insoutenable) sous la forme de deux mulberries, vastes ports artificiels en eau profonde destinés à pallier le défi logistique posé par le temps nécessaire pour reconquérir Cherbourg ou Le Havre. Le premier, devant Omaha Beach, n’ayant pas résisté à la tempête du 19 juin 1944, ce sont les vestiges du deuxième, celui de Gold Beach, qui pèsent de toute leur masse mémorielle sur les plages d’Arromanches-les-Bains, et sur les dioramas de son Musée du Débarquement.
Le nom d’Arromanches est passablement oublié. Il n’a pas grand-chose en commun avec ces noms que le monde entier connaît, ni avec ces lieux que leur dénomination écrase, efface, disproportionnée par rapport au patelin qu’elle désigne ; ainsi de Verdun, de Waterloo ou de Gettysburg. Toutefois, aussitôt associée à quelques autres – à une petite constellation de noms fleurant bon le chewing-gum, le maïs en conserve et la cigarette blonde, venus se répandre à l’été 1944 le long des plages normandes, inscrits d’abord, avant de l’être dans les mémoires, sur des cartes d’état-major par des stratèges qui, de ces plages, de ces patelins, ne savaient que leur configuration dessinée sur du papier cassant et qui, dans l’indifférence aux vieux noms de pays les ayant précédés, sans égard pour les lentes sédimentations étymologiques ni les strates d’histoire vernaculaire dont ils sont formés, ne rebaptisaient les lieux que dans le but de transformer le paysage en théâtre des opérations, usant ainsi de noms qui devenaient noms de code et, en tant que tels, sont passés à la postérité : Omaha, Sword, Utah ou Juno Beach -, alors Arromanches s’agrège à nos souvenirs du récit usuel du débarquement allié. Et si ses sonorités évoquent moins l’odeur de tabac blond ou du chewing-gum que celle des étables et des embruns, elles y prennent leur place au même titre que celles des noms de guerre.
Ce nom, nous l’avons entendu prononcer dans des salles de classe où l’on pouvait suivre, sur des cartes aux contours cornés, aux couleurs fanées, punaisées au mur, les reliefs découpés des côtes sur lesquelles les événements s’étaient déroulés ; nous l’avons vu inscrit dans des livres où, sur des plans mêmement colorés, un appareil schématique de flèches et de pictogrammes ajoutait au récit l’autorité d’une image experte. Enfant, on ne l’apprend pas vraiment, on oublie ça vite, une fois passée l’interrogation écrite qui atteste qu’on a pris la peine de se mettre cette page sous les yeux et qui semble alors le seul horizon de nos connaissances.
L’Histoire. La grande Histoire. Le tour de force que réalise Mathieu Larnaudie dans les 100 pages de « Blockhaus » est de l’enregistrer, de la faire sienne (avec le talent d’imbrication des couches d’écriture qu’on lui connaît au moins depuis « Les effondrés », il est tout à fait capable de faire surgir au détour d’une phrase, sans le nommer, le visage halluciné de l’acteur Harrison Young dans « Saving Private Ryan »), mais de résister aux passivités et aux tétanies, aux résignations même que créerait si aisément son vertige. Échapper à l’immobilité de l’hypnose pour inventer, en ce lieu ô combien paradoxal, une nouvelle possibilité du lien social et de la parole politique, voilà le défi que nous suggère « Blockhaus ».
On devinait encore, au loin, les spectres de béton qui imprimaient une densité supérieure de noir sur le noir de la mer – à moins que ce ne fût le sentiment de leur présence, le fait de savoir qu’ils se trouvaient là, quelque part à l’horizon, qui me faisaient croire en distinguer les contours sur le fond uniforme de la nuit. Nous connaissons tous, je suppose, ces moments d’attraction hypnotique qu’exerce la mer lorsqu’on la contemple : le spectacle a beau nous en sembler immuable, la répétition du ressac lancinante, morne, ses variations immédiates peu perceptibles à l’œil, on peine à s’en extraire, on demeure médusé, encollé à sa monotonie, comme si une force magnétique nous y aimantait. Tout conscience du temps paraît s’être dissoute à travers l’infinie dormance océanique ; et dans l’obscurité, quand seules les oscillations les plus rapprochées de l’écume et les miroitements infimes du rivage parviennent jusqu’à notre regard, cette sensation narcotique n’en devient que plus intense encore.
La danse cruelle d’un ivrogne en Zorba qui s’ignorerait, la brutalité possible des échanges en milieu alcoolisé, l’embrun qui dessoûle et le vent qui donne la bonne distance, ce sont là les ingrédients paradoxaux d’une re-création discrète – et pourtant inouïe – de la possibilité du lien social et de la fraternité, du mélange étroit de bienveillance et d’affrontement en une parole retenue, mais pourtant libérée et retrouvant d’instinct son caractère profondément politique. Entre un écrivain de l’Est parisien (qui pourrait par exemple avoir, il y a encore peu, scruté les énarques macroniens que sont « Les jeunes gens »), sa compagne se tenant au cœur des manifestations contre les lois qui bafouent et écrasent les « privilèges » des démunis, et un couple à la fois simple et complexe tenant ici un pub irlandais – mais qui pourrait aisément incarner tout un peuple des ronds-points –, il circule une alchimie aussi modeste que puissante, un lien qui est peut-être avant tout, comme l’écrirait en certaines circonstances un autre grand esthète du vertige social, Philippe Annocque, une affaire de regard. En fusionnant d’improbables et ténus matériaux arrachés aussi bien à Jürgen Habermas qu’à Pierre Michon, Mathieu Larnaudie nous offre une parabole contemporaine fabuleuse, potentiellement décisive, et absolument pas hors saison.
Mathieu Larnaudie - Blockhaus - Inculte éditions
Charybde2, le 25/03/2020
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