Exister en nom propre avec Léonard Bourgois-Beaulieu
Adepte du Polaroïd comme base de son travail photographique, Léonard Bourgois-Beaulieu le triture, le gratte, le froisse, brisant ainsi le caractère, trop net, trop lisse, trop réaliste du modèle. Il offre ensuite ses tirages en voilant/dévoilant ses modèles, à démonter le processus rassurant de l’identification humaine.
A approcher de si près ses modèles, il évoque la théorie des sexes, d’un troisième sexe, ou de pas de sexe du tout, pour rendre ici à chacun son mystère, comme ses choix d’identité simple ou multiple. Et, c’est en multipliant les approches qu’il offre à chaque modèle une nouvelle identité, comme un oignon dont on verrait les couches en coupe transversales.
Il me semble vital d’apprendre à laisser l’espace de vivre aux personnes qui ne se reconnaissent pas dans une société binaire. J’ai toujours décidé de les montrer de manière humaniste, sans stigmate ni raccourcis. Léonard Bourgois-Beaulieu
Pourquoi la question de l’identité est une thématique récurrente dans votre travail ?
Je me suis toujours posé des questions sur ce qui fait que l’on semble femme ou homme. Ma mère m’a élevé sans me confiner dans un choix ce qui m’a naturellement permis de remettre en question ma propre identité qui a été plus ou moins loue jusqu’à mon adolescence. Cette force que l’on a quand personne ne sait vraiment notre genre m’a toujours fasciné. Vous n’entrez plus dans les cases. Les personnes que je prends en photo rejettent cette hétéronormativité.
Quelles rencontres ont été décisives dans votre parcours ?
Les personnes que je prends en photo font partie des rencontres importantes et décisives puisqu’elles prennent une place conséquente dans mon travail. Je les ai rencontrées par hasard la plupart du temps. Il y a toujours un impact de voir le visage de quelqu’un qui ne nous laisse pas indifférent. Ce sont des rencontres percutantes, leur visage m’apparait comme séparé de l’espace et je sens spontanément que je dois le prendre en photo. Leur visage me semble hors du temps, dé e toute tentative de catégorisation, ne peut être défini, ce qui interpèle et invite à d’autres lectures de l’autre. Pour ce qui est des « rencontres » artistiques je pense aux photographies de Nan Goldin, Alma Haser, Sally Mann, Masao Yamamoto, Zanele Muholi, Daisuke Yokota (avec qui je partage un goût prononcé pour la matière) les photographies de Bellmer ... pour citer les noms d’une partie des photographes dont j’aime le travail. Cela fait neuf ans cette année que je travaille la photographie plasticienne. Les travaux de Richter m’ont inspiré comme sa série confrontation, entre mémoire et nostalgie, atemporels. La photographie m’intéresse autant que la peinture, je l’utilise d’une façon très picturale, j’apporte des modifications aux pinceaux et aux doigts.
Je suis interpelé par le rendu des toiles de Barnett Newman et de la sensation que je ressens devant les détails et la matière étirée de ses oeuvres. La texture me parle autant que la peau qui nous recouvre, un thème qui m’est cher. Je trouve les textures tangibles d’une oeuvre picturale, avec toutes les possibilités qu’offre les couches de peinture par exemple, plus proche de la réalité. J’exprime mieux mon approche du monde avec de la matière, la photographie me permet de montrer mon sujet et la pratique plastique de lui donner un corps.
Vous dites que certaines de vos photographies sont traitées de façon picturale, pourriez vous nous en dire plus sur votre procédé plastique ?
J’aborde mon travail d’une manière continue, il y a la rencontre d’une personne, le moment de la prise de photographies et la création des négatifs. J’ai choisi le matériau brut qu’est le Polaroïd car il ne permet pas à proprement parler d’obtenir de négatif, il faut obligatoirement transformer une des deux parties obtenues en négatif alors que le mode d’emploi indique « à jeter ». C’est cette seconde partie qui va devenir la photographie. Cette partie est intéressante car elle est illisible jusqu’à sa transformation, c’est une surface totalement noire qu’il va falloir travailler jusqu’à « accoucher » d’une photographie.
Tout au long de mes expérimentations chimiques, j’ai obtenu des résultats très différents jusqu’à une simplification des traitements aujourd’hui. Il y a une dimension très ludique dans la création d’une matière aussi aléatoire. Le négatif est bouleversé par un ensemble de mélanges et, c’est à ce moment précis que je laisse l’imprévu participer. La photo est déjà prise mais la transformation en négatif va permettre à celle-ci de continuer de « vivre ». Les traitements me permettent d’ajouter une composante temps dans mon travail. Pour cette exposition qui présente des personnes dont l’identité est en perpétuel mouvement, il m’était indispensable de laisser l’imprévu participer, ne pas figer la photographie, mais lui donner une dimension organique, presque vivante.
Raya est un modèle récurrent dans votre travail. Qu’est-ce qui vous intéresse chez elle ?
Pour ma série de 2014 « à la chambre » exposée à Paris Photo j’ai pris en photo certain.e.s des ami.e.s de Raya et on m’avait parlé d’elle. Nous nous sommes rencontrés et j’ai tout de suite été bouleversé par sa personnalité et son image. Raya est une personne plurielle. Elle représente une notion très forte aujourd’hui, nous pouvons avoir le prénom et l’identité que l’on veut, faire évoluer un corps biologique et lui donner le sens que l’on désire. Faire face à la transphobie avec un courage et une force qui ne retire rien à son énergie et à son sourire. Elle veut vivre libre et se donne les moyens d’avancer envers et contre tout. Son visage est l’essence d’une génération qui s’arme, qui se déconstruit pour se construire, qui accepte d’avoir différentes personnalités et qui embrasse cette subtilité. Mes photographies sont le miroir de ces corps dont l’équivoque est à 1000 lieues de la stigmatisation contemporaine.
Jean-Pierre Simard le 12/03/2020