In memoriam P.G.
C'était mon premier feuilleton de rentrée 2018 dans Le Monde des Livres, lors de la parution d'Idiotie, de Pierre Guyotat, mort il y a quelques jours à l'incessant mitan de son œuvre — une œuvre que j'ai découverte au début des années 1980 et qui, livre après livre, m'a été tuteur, défi, énigme, partition, horizon, scandaleusement proche et terriblement lointaine, une œuvre que je m'étais mise à relire intégralement et chronologiquement il y a deux ans, la redécouvrant comme si sa masse critique avait enfin libéré toute sa complexe énergie.
L'œuvre de Guyotat, dont chaque pan est un continent, dont chaque étape-livre réinvente un monde et notre façon de le lire, je l'ai vécue, année après année, comme un rendez-vous bouleversant et bouleversé avec une langue qu'il importait non de dompter mais d'ingurgiter, quel que soient les risques encourus. C'était un rappel, au sens d'une injection, une sorte aussi de dévoration, et bien sûr une errance, parfois une perdition. Comme tant d'autres, j'ai suivi son "évolution", ses transformations, ainsi qu'on suit la croissance unique d'un organisme langagier affranchie de toute littérature, fracassé par l'histoire, rongé par le sexe. Comme tant d'autres, j'ai "grandi" avec Guyotat, échoué sans prévenir sur les rives calcinées d'Ecbatane.
La seule fois où nous nous sommes rencontrés, pour une brève soirée à Nation, nous avons parlé électricité – ce qu'elle fait aux corps. Et je me dis que tout son travail était, à sa façon, une indispensable réinvention de l'électricité, tant il est vrai que chacun de ses livres, aussi impénétrable soit-il parce qu'à refaire du fond de la glotte, m'a traversé selon d'éblouissants voltages de plus en plus humains.
Claro le 24/02/2020
Dédié à Pierre Chopinaud