Sarah Moon et ses ellipses (in)temporelles

Vous avez dit Chronologie?  Je n’ai pas de repères; mes jalons ne sont ni des jours, ni des mois, ni des années. Ce sont des avant et des après…  C’est à la fois pour m‘approcher et m’échapper de la réalité qu’instinctivement j’ai regardé à travers l’objectif d’un appareil photographique…
Sarah Moon

Sarah Moon - Anatomie

Sarah Moon - Anatomie

Le Musée d’Art Moderne de la ville de Paris donne une magnifique et large exposition des photographies de Sarah Moon, dans un hommage certain, où la photographe semble avoir choisi, par le titre déjà, Passé Présent, un dialogue entre toutes les œuvres, filmiques, photographiques, – noir et blanc, couleur - ,  livres, citations choisies, bandes son qui habitent véritablement l’espace du musée, en lui donnant cette couleur de l’intimité rêvée, de sa permanence poreuse et aléatoire, hors toute chronologie.

ll faut avoir à l’oreille la voix de Sarah Moon, ténébreuse, profonde, hantée, pour accorder son âme à ses photographies en noir et blanc et en couleurs, pour revoir ses films et se glisser dans ce monde habité d’enfances, manteaux d’automne doublés d’un monde perdu et retrouvé, sensibilité du grain, des formes et des cadrages parfaits, qui pépient ici l’intense présence de ce qui est énergie et temps, de ce qui témoigne au delà ou au dedans du visible, de ce qui relève la nuit dans le jour et le jour dans la nuit, au sommet et au déclin de l’ombre qui se projète dans l’anima. Une lune éclaire, selon son cycle, la vaste nuit, sa lumière d’argent fait sourdre l’intangible, ici et là, met en scène ces ombres dont l’éclat se fait chant royal, parce qu’accompli, amorçant en retour des perfections idéales aux plans du miroir, une sorte de secret tu, message subliminal pour soustraire ce non dit et le porter, anobli, hors du champ du vécu. 

Sarah Moon - Bain de Pied, 1998

Sarah Moon - Bain de Pied, 1998

Beaucoup de l’Orphisme de Cocteau se déploie et enchante, dans l’exposition Sarah Moon, Passé-Présent, adjointe à une contemplation froide de ce qui surprend cet œil  funèbre où une résonance de la mort et de la disparition, de la corruption assez baudelairienne des corps et des matières, fait ici photographie. Dans un même temps une traversée du miroir a lieu, donnant naissance à cette  photographie, assez ambivalente selon les périodes, exhalant un parfum d’encens, de roses fanées, irradiant ses lumières d’argent et ses ombres éteintes, silencieusement et contradictoirement dans leur silence, ( la possibilité du cri, de la parole est comme éteinte,  message du sujet inavoué…) , comme si toute image exposée était en fait issue d’un film voilé au développement, revenu à ses ombres, retenu par force, situant sa durée au passé présent, et que le mouvement du temps, dans la désagrégation corruptrice ou la pétrification imposait de fait à son regard, son cours.

 La part du non dit s’assume par une ellipse du temps. Il faut bien retrouver l’immatériel de l’absence en soi pour assagir cette réalité qui désigne en  Sarah Moon un processus d’énonciation paradoxal, quand les ombres grises à la lumière éteinte sont encore l’aveu des ombres cruellement délictueuses, toujours actives au présent de ce passé.

Avec Sarah Moon, tout est complicité fluide, mercurielle, abandon, joies intimes, poudre des parfums évanouis, lambris aperçus au lointain, silhouettes de fer, plumages et yeux d’oiseaux, chiens courants sur la plage, cirques, corps, soies et vêtements, baigneuse à la Bonnard, jeune femme nue à la beauté picturale, peinture plus que photographie, tout danse comme une neige improbable, dans un miracle. Tout est évènement, preuve du vivant. Il neige, et pourtant…

Opérations inséminantes et vertueuses, caresses de l’œil, complicités du regard et du temps, l’ombre se fait du soleil de la nuit, la complice caressante et limpide, quand d’un sommeil de rêveur accompli, le passage s’ouvre, renverse le temps. Ici se dévoile un temps précieux, multiple, fécond, échos qui se répandent et s’enthousiasment, situations des mobilités immobiles devant  le regard, temps intérieur où se fixe un monde imaginaire et vertueux, qui apparait par incidence, formulant un cri qui ne s’éteint pas.

Sarah Moon - La Noyée, 2014

Sarah Moon - La Noyée, 2014

Chez Sarah Moon on trouve cette impermanence de la volonté, une intranquilité alerte, proche de dire la violence indomptée que l’on ne peut pas nommer, de passer dans la présence de l’image, une présence réservée et interdite, quelque chose d’un clair obscurcissement, (qui fait aussi photographie), yeux clos sur soi-même pour que l’image advienne, cécité qui fait voir, comme un voyage sans retour, comme un voyage d’avant, preuves évidentes des voiles qui se déchirent et qui, à l’infini, s’interposent entre le coeur voyant et ce qu’il désigne, un amour insoluble dans la présence comme dans l’absence, un voyage impossible au retour de soi, d’avant la formation de l’énigme et du secret.

Énigme et secret forment cette trame qui permet à la fois de s’écrire par cette photographie de l’ombre et de dissimuler, de se soustraire soi-même au mouvement des apparitions, comme s’il s’agissait de fantômes agissants…assez doux dans ces mises en scènes des contes cruels, quand la voix off, celle de l’auteur même, tente d’appareiller et de lever l’ancre, pour embarquer son spectateur à sa suite et en faire, en mains points, un confident. C’est là toute une intimité, hors des sentiers battus, dans la juste énonciation de ce qui est issu des contenus latents, et de ces adresses dont la structure narrative du conte est chargée. Quête incessante de soi par vérité assumée de l’image, photographique, filmique.

En fin d’exposition cette question ouvre un autre espace en retour, dans un mouvement des, « Where does the white goes when the snow melts….(Ou va le blanc quand la neige a fondu...) ” de William Shakespeare, titre sous lequel s’ouvre toute une section de l’exposition. Question qui ne peut trouver  de réponse directe satisfaisante, sauf si, un lapsus entre en jeu dans l’énonciation d’une perte, d’un non dit, d’un temps qui s’est dissout en lui-même pour rejoindre l’invisible. Nous sommes précédés par le vide. Nous restons en suspension, appelés à de fertiles gravitations. Il faut suivre cette poétique sensible où « l’œil garde son regard “ dans une tension cachée.

Sarah Moon - La main mise 2004 (détail)

Sarah Moon - La main mise 2004 (détail)

Ici, chez Sarah Moon, il semble bien que se décline ce propos, tant l’image fait passer son contenu manifeste sous son contenu latent, de son ombre portée vers l’affirmation d’un soleil noir, comme un deuil impossible. Son monde semble toujours s’affirmer alors qu’il disparait, est ce un hasard si elle déclare à propos de la photographie:

 «  Il n’y a rien de raisonné dans ma démarche. Je n’en connais que la quête incessante.Je ne témoigne de rien, je me mets au diapason du temps qui passe et de cette aventure avec le réel, la photo enfin prise fait exister une fiction en même temps qu’elle me la révèle. Je photographie le privilège, l’improbable, la chimère, l’évanescence. J’avance comme une aveugle, comme si une autre était moi, à la recherche de cette étrange alchimie entre le désir et le hasard qui va soudain m’animer. »

Plus qu’un chemin onirique, ”c’est ce mystère dont on doit rechercher la clef ”  disait déjà Mallarmé,  en parlant de poésie. Ce Mystérieux mystère au premier plan, texte évanoui, effacé, pré-détermine l’action de la photographe, signe son geste. Dans ces miroirs que sont les photographies et qui parlent au premier plan, poétiquement de visages et de corps, d’horloges, de quais, de ports déserts rendus à leurs grues de fer, sous un ciel lourd, de routes et de chemins, d’oiseaux, de gens du cirque, quand l’altérité s’ouvre aux arbres, aux animaux, à l’air et à la Terre, dans une approche baudelairienne, regardant les choses dans un relais habité par la profondeur, il semble qu’un voile se déchire et que la surface de l’émulsion des Polaroïds reçoivent par accident dit Sarah Moon, par hasard, le don d’un dialogue avec cette surréalité manifeste….

Il y a déjà cette signature, que sont les lumières sombres de cette « pénombre » permanente à la fusion picturale, au grain tendre, comme un plomb fondu, mais comme si, au fond, dans cette eau argentée, se reflétait le dynamisme psychique d’une eau des rêves, d’une volonté d’apaisement, d’une alchimie, d’une poétique élégiaque, portant à la vie, ces images. Un combat a lieu dans les profondeurs entre l’immobilisme actif du rêveur et le dynamisme du regard qui cherche à s’éprendre, à établir, à produire, hors de la disparition et du vide.

Disparition, évaporation, changement d’état, la blancheur est devenue symbole de disparition, matière du réel interrogeant les fondements de la vie… Qu’advient-il du souffle de vie, écho organique qui disparait, le temps s’étend à l’ombre de son accélération, le souffle plonge dans l’interstice de la poussière, joint l’invisible, l’apparence se cristallise, énonce Davide Napoli dan son dernier ouvrage Le lapsus de l’ombre.

Quand on photographie un arbre, à la fois on photographie ce qui vous attire et ce qui vous est étrange. Ce que je veux dire, c’est que ce n’est pas que la beauté que l’on photographie. On passe devant un arbre dix fois, et puis tout à coup on le “voit”, parce qu’on le charge de quelque chose que l’on ressent à ce moment-là.” (L’Atelier de Sarah Moon, interview par Vincent Josse, France Inter, octobre 2013)

Une sorte d’apaisement au regard duquel un paon dans sa superbe ouvre à l’adversité ses cent yeux solaires à l’ange qui relève. Il y a chez Sarah Moon quelque chose d’un Sacré qui œuvre à la réparation qui adoube, le retour d’un dialogue inavoué avec le divin, la possibilité effective d’une rédemption et d’un pardon, en gloire.

Sarah Moon - Bagatelle 1

Sarah Moon - Bagatelle 1

C’est ainsi qu’il faut évoquer le lapsus de l’ombre, ombre qui traverse l’âme, ombre qui défie le temps, ombre de l’absence. Davide Napoli  écrit encore ces vers libres: » la voix se libère là où se pose le hasard …le corps retrouve la disparition du lieu de sa trace…l’ombre perd son souffle invisible…seulement un lapsus peut nous sauver…

“.l’ombra perde il suo fiato invisibile., solo un lapsus puo salvarci,” Davide Napoli

Pascal Therme, 13/10/2020
Sarah Moon – Passé Présent -> 10/01/2021
Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris 11, avenue du Président Wilson 75016 Paris

https://www.mam.paris.fr/fr/expositions/exposition-sarah-moon

https://www.galloismontbrunfabiani.fr/photographer/sarah-moon/

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