Zones blanches et quête éternelle des Pôles : de belles histoires déconcertantes d'exploration et d'errances

Dix-huit auteurs et dix-huit artistes pour une incroyable exploration de l’exploration, directement ou métaphoriquement polaire.

C’est d’abord à partir d’un certain nombre de clichés photographiques extraits de la collection de l’expédition polaire suédoise de S.A. Andrée en 1897, miraculeusement retrouvée trente ans après la disparition de ses trois membres, qu’Hélène Gaudy et Hélène Jagot, toutes deux commissaires de l’exposition « Zones blanches – Récits d’exploration », organisée au Cyel de La Roche-sur-Yon, qui signent respectivement la préface et la postface de l’ouvrage, ont convié 18 autrices et auteurs contemporains à venir composer leur propre contribution à cet univers, en s’appuyant sur une trace matérielle de leur choix, liée à la malheureuse odyssée ou non, mais devant traduire en texte une quête géographique, spirituelle ou matérielle, à ancrer dans quelque témoignage tangible, fût-il apocryphe. Le pari en est remarquablement réussi, et ce beau volume richement illustré, publié aux éditions Le Bec en l’Air en 2018, constitue une contribution tonique et poétique à l’imaginaire artistique des Pôles comme à la littérature de l’exploration et de la découverte.

Dix-huit auteurs se sont ainsi chacun emparés de l’une des oeuvres de l’exposition, la laissant résonner avec leur écriture, y cherchant des points d’achoppement, d’ancrage, comme des fossés, des décalages.
Errances au bord des routes, quête éternelle des Pôles, éclat des coïncidences révélées par le déplacement, devenir fossile ou animal, périples divinatoires, expérience de la gravité, résurgence des contes initiatiques, des symboles et des signes, cartes de tendre et divagations langagières, rêveries cartographiques à l’épreuve du réel, mémoire des paysages, mille fictions potentielles contenues dans une image, visions post-apocalyptiques, disparition des peuples et des îles, dérives mensongères et pièges de l’héroïsme, réussites éclatantes et petites gloires de l’échec – leurs textes sont traversés par des préoccupations intimes, historiques, écologiques et politiques, comme par la puissance d’évocation que charrient, encore, nos voyages malgré tout.
Ils sont le récit d’un récit, l’exploration d’une exploration, un voyage autour du voyage.
À nous de nous y perdre histoire de voir ce qu’on pourra, à notre tour, en rapporter. (PréfaceHélène Gaudy)

C’est ainsi que l’artiste Joachim Koester se réapproprie les images des aéronautes déchus, qu’Hélène Gaudy va transformer à son tour en méditation secrète sur l’illisibilité de la trace (« Bruit blanc »), que Sylvain Pattieu, explorant les possibilités imaginées par l’installation Les suivants d’Élodie Brémaud, et par l’échec de sa tentative de suivre en performance artistique les traces antarctiques de Shackleton, en 2015, imagine une logique épique de l’échec matoisement mâtinée d’un éloge de la persévérance joueuse (« Pénélope tisse »), que Mathieu Larnaudie, à partir du complexe filmique Disappearance at Sea de Tacita Dean, et de son traitement singulier du phare de St Abbs Head, propose une lecture emblématique du formidable échec de l’imposteur Donald Crowhurst lors du tour du monde à la voile en solitaire de 1968, celui-là même qui avait inspiré à Christian de Chalonge son film « Les quarantièmes rugissants » en 1982 (« Échouer encore, échouer pire »), qu’en relisant les dissolutions orchestrées des paysages de Darren AlmondPierre Ducrozet construit son feu à lui, bien spécifique (« Disparaître, mode d’emploi »), et que, à partir de la protection photographique des glaciers suisses mise en oeuvre par Ester VonplonJakuta Alikavazovic invente un mystérieux contrepoint au « Icecolor » d’Emmanuel Ruben, et traque le sens intime de ce que l’on entend par « une autre manière de voir les choses » (« Se dissoudre en route »).

L’échec c’est la répétition. Échouer comme avait échoué Shackleton. Retomber dans les ornières. Refaire ce qui a déjà été fait. Reproduire sans rien changer.
Le retour du même.
J’aime Héraclite contre Parménide. Le fleuve qui coule, jamais la même eau, la pensée du devenir contre la pensée de l’être.
Il n’y a pas d’essence éternelle. Je ne crois pas forcément aux mêmes causes qui produisent les mêmes effets. L’idée : c’est comme ça, on ne peut rien y faire. Il y a toujours eu des riches et des pauvres, il y en aura toujours.
Je crois plutôt :
Le temps est un enfant qui s’amuse, il joue au tric-trac. A l’enfant, la royauté. Conflit, le père de tout ce qui existe.
Alors on peut explorer. Bifurquer. Changer de voie.
(Pénélope tisseSylvain Pattieu)

Alexandre Ponomarev : Maya, A Lost Island (2015)

C’est encore ainsi que, détournant les photographies scarifiées conçues par Sylvie BonnotIngrid Thobois cerne le travail de l’altérité et de l’abrasion, dans la glace et ailleurs (« Photo-écriture »), que le travail photographique mené au Spitzberg par David Falco devient, sous l’écriture de Lucie Taïeb, un formidable vecteur de rêve sur des terres disparues, comme en écho anticipé au « Doggerland »d’Élisabeth Filhol (« D’un temps profond »), que tirant parti des clichés de Simon Faithfull et de ses pêcheries abandonnées, Sylvain Coher réincarne l’endurant Ernest Shackleton et l’infatigable Thomas Crean en imposants phoques hantant ces friches industrielles antarctiques (« Or blanc »), qu’entrant en résonance avec le vrai-faux voyage immobile de Nathalie Talee et de ses étonnantes photos de « Cinq minutes sur la route du Pôle »Anthony Poiraudeaudéveloppe ses propres rêves arctiques comme un écho décalé de son beau « Churchill, Manitoba » (« Quelques années sur la route du pôle »), qu’investissant la personnalité du marin au long cours devenu artiste de land art appliqué à l’océan qu’est Alexandre PonomarevCharles Robinson conçoit un magnifique palimpseste sur les fugacités de la performance « Maya, l’île perdue » (« Un territoire de naissance, pour un ancien marin »), qu’à partir des films et des applications pour tablette de Pauline Delwaulle, on peut imaginer vider les océans comme une baignoire et penser ce qui apparaîtrait alors avec Bertrand Leclair (« Appeler le monde »), ou encore qu’en détournant les cartes elles-mêmes retravaillées de Richard LongSarah Cillaire explore les significations personnelles et dérivantes de Perceval et des contes du Graal (« Four Days and Four Circles »).

Une fois dehors il constate que le vent a encore forci, le ciel s’est assombri. La pluie gelée du vent catabatique disperse ses gouttes froides pour masquer l’horizon. Les icebergs peinent à diffuser leur douce lumière bleutée. L’eau juste glauque ou vraiment noire est parsemée de nénuphars de glace. Bientôt la nuit sera perpétuelle, songe-t-il. Et bientôt la neige supprimera les reliefs. Ernest Shackleton profite de la fin du jour pour faire le grand tour de l’ancienne station baleinière en se traînant le long des rails. Par endroits les deux lignes brunes s’effacent sous la boue et semblent tourner sur elles-mêmes sans jamais mener nulle part. Partout la rouille se mélange comme un sang taurin coagulé à la neige fondue. Les palettes natatoires passent sur l’acier comme l’auraient fait des moufles autrefois, toujours plus aptes à caresser qu’à tenir quoi que ce soit. Un goût amer lui remonte dans la gorge et, dans la raideur presque douloureuse des canines, il sent la curieuse nécessité de mordre plus que celle de manger.

Tout autour les tôles dérivetées des anciens magasins de pièces détachées battent à se rompre et parfois le vent les prend à revers et achève de les tordre dans un vacarme étourdissant. Le miracle des maisons debout l’émeut plus que tout le reste et parfois il ui semble qu’un Norvégien barbu l’observe à travers les planches clouées aux chambranles pour remplir le vide des vitres brisées. Il reste à la portée de n’importe quel harpon. Sa graisse ne sert plus qu’à lui-même.
(Or blancSylvain Coher)

Luigi Ghirri, Passo Rolle, 1987

C’est encore dans ces méandres imaginaires d’une force rare que Philippe De Jonckheere, réécrivant par-dessus et au-delà des animaux morts de Hamish Fulton,  examine certaines curieuses coïncidences surgissant aux carrefours de voyages pourtant soigneusement planifiés (« Perdre le nord avec Hamish Fulton »), qu’Anne Collongues transforme une vidéoprojection d’Anne Deleporte en prétexte rêvé pour inciser une croisière à bord d’un paquebot de semi-luxe en Adriatique (« Voyages du dessous »), qu’Hélène Frappatdéveloppe ses propres arcanes dans les plis des « Fortunetellers » d’Ellie Ga avec le soutien notable et rusé du John Carpenter de « The Thing » (« L’Hermite »), que Jean-Philippe Rossignol saisit un instant particulier, à la lisière d’une vaste décharge industrielle polaire, de la vie du photographe Lewis Baltz telle qu’elle se dessinerait dans son « Continuous Polar Circle » (« Storia di neve »), que Valérie Mréjen réinvente le sens même de l’interprétation photographique, créant une multitude de possibilités à partir d’un unique cliché de Luigi Ghirri (« Augustin »), et qu’enfin Sylvain Prudhomme offre un scénario à la fois rocambolesque et minutieux à l’exploration conduite par Laurent Tixador et Abraham Poincheval dans leur « L’inconnu des grands horizons » (« 99 heures dans les chaussures de deux marcheurs en ligne droite »). Comme Hélène Gaudy dans sa préface, Hélène Jagot développe dans sa postface une superbe parole de synthèse pour nous donner à sentir et à penser ce qui relie ces textes et ces œuvres, de quel désir ils sont l’image portée ou le calque insensé. Et c’est ainsi que nous aimons la littérature, toujours en plein développement, polymorphe et rusée, joyeuse, mystérieuse et proprement déconcertante.

Il existe des photos aériennes récentes du Teignmouth Electron. La coque de noix est abîmée, échouée dans un carré de mauvaises herbes rases, à l’aplomb d’une petite plage, sur un îlot de l’archipel des Caïmans. La cabine est défoncée, les flotteurs éventrés ; c’est un petit navire de plaisance remisé dans une casse sauvage improvisée, une chose inerte et démantibulée dont on serait bien en peine, n’étaient les recherches menées par des amateurs ou des artistes dont l’histoire éperonne la rêverie, de deviner qu’elle a porté une tragédie à sa façon ; que, l’espace d’une saison, l’Angleterre entière connut son nom et vécut suspendue au récit de ses traversées ; que des banquiers, des créanciers s’associèrent à son achat, puis à sa course ; qu’en quelque sorte, par l’une de ces ironies dont le monde est tramé, elle repose sur un bout de sable où les banquiers sont maîtres ; qu’elle est tout ce qui reste de la navrante épopée dérivante de Donald Crowhurst, de ses problèmes d’argent et des fables qu’il en conçut. (Échouer encore, échouer pireMathieu Larnaudie)

Collectif, Zones Blanches- récits d’exploration, éditions Le Bec en l’air
Charybde 2 le 5 juin 2019

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