L'adolescence rêvée de Corto Maltese, superbe !
Collaborateur de longue date du créateur de Corto Maltese, Marco Steiner, après avoir patiemment recensé entre 2008 et 2010 les paysages réels dissimulés derrière l’imaginaire de la série (« Les lieux de l’aventure », avec photographies de Marco d’Anna, publié en 2011 en italien et en français) s’est attaqué plus directement au marin mythique, en proposant en 2014, avec « Le corbeau de pierre » (traduit chez Denoël par Christophe Mileschi en 2015), le roman d’une aventure de jeunesse, qui prendrait place quelques années avant l’album « La jeunesse » (1981-1982), le premier par ordre chronologique de la série, puisqu’il concernait les années 1904-1905.
Il était risqué de s’attaquer par le roman ou la nouvelle à combler certains des nombreux « blancs » volontairement laissés par Hugo Pratt dans sa carte mentale et historique si fine de l’univers de Corto Maltese, du premier album, « La ballade de la mer salée » (1967-1969), au dernier écrit de sa propre main, « Mû » (1988-1991), l’ordre chronologique interne étant encore une autre histoire, aisément reconstituable néanmoins grâce aux nombreux détails, marqueurs et allusions laissées par l’auteur de Rimini en guise de bornes milliaires éventuelles.
Collaborateur de longue date du créateur de Corto Maltese, Marco Steiner, après avoir patiemment recensé entre 2008 et 2010 les paysages réels dissimulés derrière l’imaginaire de la série (« Les lieux de l’aventure », avec photographies de Marco d’Anna, publié en 2011 en italien et en français) s’est attaqué plus directement au marin mythique, en proposant en 2014, avec « Le corbeau de pierre » (traduit chez Denoël par Christophe Mileschi en 2015), le roman d’une aventure de jeunesse, qui prendrait place quelques années avant l’album « La jeunesse » (1981-1982), le premier par ordre chronologique de la série, puisqu’il concernait les années 1904-1905.
Le sloop tanguait dangereusement. L’embarcation vibrait, frémissait, suait, tendait ses muscles pour ne pas heurter les écueils, sans trouver un instant de répit. La mer et le vent la ballottaient et la tiraillaiient en tous sens.
Les cordages gémissaient, grinçaient, craquaient. Le bateau s’était faufilé dans un fjord niché entre des falaises acérées, couvertes de bruyère et de lichens, au nord, là-haut, du côté de Kirkcudbright.
À chaque coup, le sloop effleurait ou grattait les rochers qui le protégeaient, des paquets de mer et du regard des policiers à leur recherche depuis des jours.
Creusées par la mer le long de la côte de Solvay, ces grottes avaient offert de tout temps un refuge aux pirates et aux contrebandiers écossais, ou à des gens comme eux, qui arrivaient de l’île de Man pour charger armes et bouteilles en Angleterre, avant d’aller les livrer aux amis irlandais.
Les limiers et leurs maîtres étaient encore loin, ils avaient du mal à descendre sur la roche visqueuse, les brodequins des policiers glissaient sur les pierres et la mousse ; mais, petit à petit, la colline se remplissait de lumières vacillantes qui découpaient l’obscurité et l’épaisse muraille de pluie.
Les lucioles s’approchaient d’eux en zigzaguant. Des flammèches qui coulaient le long d’un entonnoir pointé sur le fjord, sur le bateau et sur son précieux chargement. On entendait les aboiements excités des chiens et les cris des hommes essayant de les suivre.
Un dobermann plus furibond que les autres surgit sur le rocher juste devant le bateau. Il se lança dans le vide en aboyant, diable étincelant et baveux, noir comme la nuit. Sa bouche béante était un trou rempli de rasoirs d’une blancheur parfaite. Il hurlait sa rage et son orgueil d’être arrivé le premier.
Bertram le frappa au museau avec une lourde masse en bois. D’un coup sec.
L’animal tomba dans l’eau en glapissant.
Il fallait faire vite. On commençait à distinguer les voix et le tsiiiing des projectiles tirés en l’air.
C’était une nuit terrible, raison pour laquelle Robart Kee et son ami Tintagel l’avaient choisie. Juste une poignée d’hommes de confiance pour charger la marchandise, et leurs deux fils, Bertram et Corto.
Il y avait plus de trois cents caisses, contenant du tabac, des bouteilles de brandy et de rhum premier choix, outre la pièce maîtresse du chargement : cent fusils Lee-Enfield Mk I, escamotés discrètement à l’usine. L’odeur de la graisse des armes se mêlait à celle du tabac et de la bruyère écossaise trempée. Il fallait se dépêcher d’apporter toute cette marchandise à Man, d’où ce serait ensuite un jeu d’enfants de l’acheminer en Irlande.
1900. Corto va sur ses quatorze ans. En compagnie de son père, le marin cornouaillais qui fut épris jadis de sa gitane de mère, il s’adonne à la contrebande entre Écosse et Irlande, l’alcool, les armes et les munitions étant également précieuses sur l’île verte soumise à l’occupation britannique depuis plusieurs siècles et qui voit, depuis quelques années, refleurir les mouvements indépendantistes clandestins, cinq ans avant la création du Sinn Fein (les curieuses et les curieux se reporteront à l’excellent « La résistance irlandaise » de Roger Faligot pour en savoir plus sur le contexte irlandais de l’époque, qui est ici tout à fait secondaire). Quelques imprévus et un étrange convoyage de céramiques Wedgwood vers la Sicile, et voilà l’adolescent embarqué dans l’une de ces chasses au trésor secret, dissimulé dans d’impressionnants replis ésotériques, chasse au trésor qui constituera bien l’une des marques de fabrique de la série au fil de l’histoire de la série.
– On les appelle les céramiques Wedgwood, ce sont des pièces de luxe. Il y a un type qui les importe de Scicli, un village du sud de la Sicile, et, de là, on les envoie à Palerme, à Naples, à Venise, où elles finissent sur les tables des riches… La récompense est bonne et en plus nous aurons un passager payant. Ce sera un beau voyage, vous verrez, la Sicile est une vraie merveille. Il fait toujours beau, la mer est bleue, les figuiers de Barbarie donnent des fruits juteux, il en pousse sur le moindre muret de pierre, et les oliviers étendent leur ombre sur les meilleures tomates du monde…
Il ferma à demi les yeux et inspira profondément, mais la seule odeur qu’on sentait alentour, c’était celle de l’humidité, rien que de la tourbe, de la mousse, des lichens.
– Tu écrases une de ces petites tomates rondes sur une tranche de pain chaud, tu y verses un filet de cette huile verte qu’ils ont là-bas, toute gorgée de soleil, et tu manges mieux qu’un roi. Deux olives et quelques cristaux de sel, et tu deviens le pape en personne. Ce qui est drôle, c’est que les Siciliens ont choisi eux aussi le triskèle comme symbole, comme notre bonne vieille île de Man. C’est sûrement pour ça que je me sens chez moi là-bas… même s’il y a trop de lumière pour mes yeux gris.
Connaisseur très fin de l’œuvre d’Hugo Pratt, Marco Steiner convoque avec habileté aussi bien les pères nourriciers de Corto Maltese que sont Robert Louis Stevenson et Jack London, et s’autorise quelques jolis clins d’oeil du côté du Björn Larsson du « Cercle celtique » ou de « Long John Silver ». La principale difficulté qu’il rencontre dans l’exercice proposé est le maniement de l’érudition : là où Hugo Pratt, grâce à l’art de la bande dessinée, demeurait le plus souvent furieusement elliptique, jouant des références en discrète toile de fond et laissant flotter le mystère le plus épais possible, Marco Steiner ne résiste pas toujours au démon de l’exposition, et même s’il le côtoie avec une certaine habileté, les séquences d’information se font parfois un peu trop appuyées, au service néanmoins d’une bien belle histoire, correspondant sans doute davantage, sur le fond, au format nouvelle qu’affectionnait tant Hugo Pratt, y compris pour ses propres albums, qu’au format roman de ce « Corbeau de pierre ». Au-delà de ce défaut somme toute très supportable, l’auteur nous offre aussi, et peut-être surtout, un magnifique chant d’amour à la Sicile, et tout particulièrement à sa cuisine, développant avec le personnage de Chiaromonte un digne émule du Thomas Lieven de Johannes Mario Simmel, du Pepe Carvalho de Manuel Vazquez Montalban ou du Salvo Montalbano d’Andrea Camilleri. Les descriptions de plats et de recettes mettent ici autant l’eau à la bouche que celles de l’excellent « À la table de Yasmina », également hommage au creuset culturel de la cuisine sicilienne, de Maruzza Loria et Serge Quadruppani. Un roman nécessaire pour les amatrices et amateurs de Corto Maltese, mais qui manque encore de la subtilité et de la poésie que Marco Steiner saura mettre en œuvre par la suite dans les nouvelles de « Mirages de la mémoire ».
Marco Steiner - Le Corbeau de pierre - éditions Denoël & d’ailleurs
Charybde2, le 4/09/19