B.A.C.O.N., Francis de son prénom : mort à Beaubourg
Produire une œuvre « immaculée » est le but poursuivi Bacon pendant quarante ans et plus. Pour ce faire, il avait inventé une technique alliant l’intensité, la précision dont les moyens techniques de la photographie, du cinéma avaient doté l’image moderne, et la délicatesse nécessaire à la restitution du frémissement, du mouvement même de la vie : être à la fois Eisenstein et Degas…
Pour assurer le props, Beaubourg expose en six salles Bacon en toutes lettres qui place la littérature au cœur du propos : avec un appareillage qui met en rapport sa peinture avec sa famille spirtuelle, via Eschyle, Nietzsche, Bataille, Leiris, Conrad et Eliot. Tous renvoient une vision réaliste et amoraliste du monde ; une conception de l’art dégagée des a priori de l’idéalisme. "Spasticus (Autisticus)", comme aurait dit Ian Dury. Parce que sa beauté moderne suit le fil surréaliste du convulsif sinon rien - en en faisant le successeur de Picasso.
Quelque chose s’était produit au début des années 1970, permettant enfin aux peintures de Bacon de gagner la précision, la clarté, l’intensité qui les rendaient « immaculées ». En 1971, les Galeries nationales du Grand Palais lui avaient consacré une exposition rétrospective qui allait internationalement et définitivement le consacrer comme un des artistes majeurs de la seconde moitié du XXe siècle. Conscient de l’enjeu que représentait pour lui cette exposition, il avait réalisé pas moins de quatre nouveaux triptyques l’année précédente. Il était allé jusqu’à peindre des répliques de ses tableaux anciens, de ceux que leurs propriétaires (musées ou collectionneurs privés) refusaient de prêter ( un joli fuck aux collectionneurs obtus!). Au Grand Palais, à soixante ans passé, Bacon observait son parcours, jugeait ses erreurs, pour mieux juger ses progrès.
Au constat que provoquait le déploiement de vingt-cinq ans de peinture se superposait l’émotion de la mort de son compagnon George Dyer, survenue quelques jours avant le vernissage. Bacon devait réaliser trois triptyques (dits « noirs » par le critique Hugh Davies) en souvenir de G. Dyer. La culpabilité inspirée par ce décès devait en outre s’exprimer par l’invasion dans sa peinture d’une horde de Furies, figures hideuses et vengeresses, venues de la tragédie antique. Aussi pénible qu’elle ait pu être, cette mort lui offrait une libération, celle sous forme d’un parricide symbolique, du spectre du Père-Commandeur. Partant de là, Beaubourg propose la suite de l’œuvre.
Et le commissaire d’expo, d’aller chercher dans la bibliothèque de Bacon archivée au Trinity College de Dublin, le textes fondateurs pour en montrer les résonances internes et bâtir son propos. Au premier rang, figure L’Orestie d’Eschyle. En 1981, Bacon explique que cette trilogie est directement à l’origine d’un de ses triptyques. Ses liens avec Eschyle sont des plus anciens. Il découvre L’Orestie à la fin des années 1930, en assistant, à plusieurs reprises, aux présentations de la pièce de T.S. Eliot qui transpose le récit des tragédies grecques dans l’Angleterre contemporaine (The Family Reunion). Après 1971 et le décès de George Dyer, les figures des Euménides, ces créatures qui incarnent la culpabilité née des crimes parricides, déjà présentes dans son premier triptyque en 1944, envahissent littéralement ses tableaux. L’intérêt de Bacon pour la tragédie grecque le conduit logiquement à Nietzsche, son exégète le plus acéré. La Naissance de la tragédie du philosophe allemand achève de le persuader que la création la plus accomplie se nourrie de l’influence complémentaire du culte de la beauté parfaite inspirée par Apollon, et simultanément, des forces destructrices, de l’informe que déchaînent l’ivresse, la violence dionysiaque. L’inextricabilité des principes de civilisation et de barbarie fait l’objet du Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, les liens d’éros et de thanatos constituent le fondement des écrits de Georges Bataille… Dans la pléiade des écrivains chers à Francis Bacon, Michel Leiris occupe une place à part. Traducteur de la version française de ses entretiens avec David Sylvester, l’auteur de L’Âge d’homme devient le préfacier de ses expositions parisiennes. L’écrivain et le peintre se rencontrent à Londres, en 1965. Leiris adresse à Bacon la réédition récente de son Miroir de la tauromachie (publié en 1938) dans lequel il développe un parallèle entre l’art du poète et celui du matador. Une année après sa lecture de l’ouvrage, Bacon peint son premier taureau. Outre la poétique, Bacon transpose plastiquement chez Leiris, comme chez T.S. Eliot la forme fragmentaire de leurs œuvres, leur esthétique du « collage », qu’il rend parfois explicite, introduisant dans ses compositions des pages de journaux.
L’art moderne supposé né du divorce de la peinture avec la littérature est professé par Georges Bataille, André Malraux et même Gaétan Picon, attribuants à Manet (avec son Déjeuner sur l’herbe de 1863) d’avoir tordu le cou à une littérature, mythologique ou religieuse, qu’illustraient la peinture classique, puis académique. Conscient de cette histoire qui prend force de loi dans la seconde moitié du XXe siècle et justifierait l’avènement d’une « peinture pure » (d’une peinture abstraite qui ne serait plus vouée qu’à l’exploration de ses propres constituants matériels), Bacon se devait de réinventer la relation entre peinture et littérature. Il le dit, le répète, son art n’est en rien « illustratif ». Les textes auxquels il se réfère lui inspirent des images, déconnectées de tous récits. Ses lectures d’Eschyle s’incarnent dans les figures des Érinyes, plus synthétiquement encore dans une flaque de sang dont il multiplie les apparitions, jusqu’à en faire le sujet unique d’un de ses tableaux.
Bacon a toujours contesté la lecture « expressionniste » de son œuvre. Aux antipodes d’un art de l’effusion, il a revendiqué son réalisme, son obsession d’objectivité. C’est à cerner les contours de ce réalisme que s’est astreint Michel Leiris dans sa correspondance avec le peintre. La difficulté de l’entreprise tenait au fait que Bacon s’était engagé à le réinventer ce réalisme. La photographie, le cinéma lui étaient des inventions suffisamment anciennes, leur histoire, leur analyse suffisamment établies pour que leur véracité réaliste ne soit plus un acquis. Et pour Bacon, ce réalisme à venir résidait dans l’invention d’une forme capable d’abréger, de synthétiser le réel, capable d’être formulée avec la précision, la concision d’un mouvement de muleta, celui de l’arabesque que dessine la pointe d’un fleuret. Ce mixte d’observation scrupuleuse et d’expression instinctive, devait en outre être capable de capter le frémissement, le mouvement même propre à la vie. Gaétan Picon résumait ce projet, constatant que : « seul compte pour ce peintre l’art en duel avec la vie et seule témoigne de ce duel la distorsion que l’étreinte de la vie impose à la forme. » Capter le mouvement de la vie est ce dont ont été capables les images modernes qui fascinaient Bacon. Ce que s’employaient à faire les images chronophotographiques de Muybridge, ce qu’accomplissait le cinéma. Le vitalisme dont Bacon s’applique à doter ses images était bien conforme à l’esthétique que lui inspirait Nietzsche. Pour être totalement accordée aux thèses de La Naissance de la tragédie, cette exaltation de la vie se devait de s’ouvrir à son négatif, à la puissance délétère de la mort. D’où les malentendus, la fixation d’une critique sensationnaliste sur la dimension morbide d’un art qui dit ne considérer la mort qu’à proportion de sa passion pour la vie. « Plus on est obsédé par la vie, plus on est obsédé par la mort », confiait Bacon à l’un de ses interviewers.
Cela dit, cette proposition figée dans le marbre des grandes têtes molles de l’institution muséale passe sous silence les lectures postérieures de Bacon avec, comme par hasard, celle de Deleuze qui remet de la sensation au cœur de sa peinture, dans Francis Bacon, Logique de la sensation aux éditions du Seuil, collection l’Ordre philosophique. Et qu’Alain Badiou qui le préface décrit comme un ouvrage destiné aux amateurs de pictophilosophie, comme à ceux de philopeinture; signifiant par là qu’une œuvre sans lecture de cette sorte passe à côté de cette forme exaltante, violente de la pensée qu’est la peinture. Mais bien sûr, comme continue le préfacier, cela fait désordre. Justement !
Amateurs de pop’philosophie, Bacon reste une grande claque physique et morale, un appareil critique du monde à la suite du Guernica de Picasso. Alors réaliste bien sûr, mais totalement immersif dans les états du vivant : Dyonisos et Appolon d’un même mouvement. Lue comme cela, Bacon en toutes lettres sort de ses tableaux et vient vous titiller dans votre propre rapport au monde, laissant place à une certaine forme mouvante dans un visible rapport au tragique manifeste de ce siècle-ci.
Jean-Pierre Simard le 19/09/19
Bacon en toutes lettres ->20 janv. 2020 (11h à 21h)
Galerie 2 - Centre Pompidou, Paris