Non mais Frankement … 

Né en Suisse et émigré aux USA à 23 ans pour échapper à l‘étroitesse de pensée de son pays, Robert Frank a été reconnu comme un photographe exceptionnel avec son livre de 1959, “Les Américains”, où il déployait en noir et blanc, l’essentiel de ce qui avait attiré son regard au cours des multiples voyages effectués à travers le pays, du milieu à la fin des années 50. Révolution !

New York City, 7 Bleecker Street,” September, 1993. Robert Frank, via Pace/MacGill Gallery, New York

Avec “The Americans”, Robert Frank a révolutionné la photo documentaire, jusque-là cantonnée à des clichés composés classiquement et richement éclairés, quel que soit le sujet entrepris, d’une photo de guerre à celle d’une star d’Hollywood posant devant sa piscine. Frank a balayé cette façon de faire en s’intéressant à des solitaires, des couples, voire des groupes pris dans des moments de vie allant de scènes d’enterrement à la pratique des sports, en y intégrant un climat particulier, cinématique et pris sur l’instant, offrant un gros grain, au plus près de la définition des images télé de l’époque. Et cela a suffi à le placer directement au panthéon de la photo. A tel point que la critique Janet Malcolm l’avait rebaptisé “le Monet de la nouvelle photographie.”

Trolley — New Orleans,” 1955. Credit Robert Frank, via Pace/MacGill Gallery, New York - c’est aussi la photo de couverture de The Americans

Pourtant tout n’allait pas au mieux avec sa façon de faire, certains magazines affirmant que ses images proposaient à la fois des flous ne servant à rien, avaient trop de grain, une exposition poisseuse et des horizons bouchés et d’enfiler le cliché dans la chas de l’aiguille : “Monsieur Frank est un triste sire qui déteste son pays d’adoption.

En fait, Frank en était rapidement venu à détester le conformisme des années 50 ( la pelouse tondue à ras et la petite barrière blanche devant la maison) et son livre, une manière de déciller le regard du spectateur américain, chloroformé à la fois par les magazines, la télévision et le cinéma. En quête qu’il était de retrouver les racines d’une Amérique plus vraie et vivante que celle alors manifestée partout ailleurs, loin du cauchemar climatisé d’Eisenhower. D’abord publié par Robert Delpire à Paris en 1958 et accompagné de textes d’écrivains, c‘est seulement l’édition américaine de 1959 qui laissera les photos parler d’elles-mêmes. Et la préface de Jack Kerouac y fera beaucoup… “Cette sensation dingue en Amérique, quand le soleil brille et que la musique sort soit du jukebox, soit de proches funérailles, c’est exactement ce que Robert Frank a capturé avec son objectif et ses photos remarquables, prises tandis qu’il sillonnait 48 Etats au volant d’une vieille voiture. Il en a tiré des accents agiles, mystérieux, tristes, avec un génie qui dévoile une sorte d’arrière fond qui n’avait auparavant jamais été inscrit sur pellicule.” Et, Gene Thornton, dans The New York Times, écrivit même 20 ans plus tard qu’avec De la démocratie en Amérique de Tocqueville et The American Scene d’Henry James, The Americans de Frank était un des constats les plus définitifs sur ce que pouvait être ce pays.

Funeral – St Helena, South Carolina, 1955. From The Americans © Robert Frank

Non content de bouleverser la façon de photographier, en 1959, il tourne avec Jack Kerouac, Pull My Daisy qui, à son tour, révolutionne le cinéma d’avant-garde en montrant les beatniks en action sur fond de jazz et d’expérimentation. Il fondera ensuite, avec Jonas Mekas, Peter Bogdanovich et d’autres cinéastes indépendants le New American Cinema Group. S’il ne retrouva jamais sa notoriété photographique, c’est au cinéma qu’il continuera d’exister, privilégiant les aventures familiales et les films de proximité. Il est aussi responsable de la réalisation du film sur la tournée des Stones de 1972, Cocksucker Blues , interdit d’écran par Jagger car “trop loin du résultat escompté” après avoir photographié la pochette d’Exile on Main Street. Mais en fait, les Stones au sommet de leur gloire et en quête de respectabilité, n’accepteront jamais de le laisser exploiter en salle- la vie rock’n’roll avec sex & drugs leur certifiant des interdictions de jouer un peu partout dans le monde … On le retrouvera aussi aux côtés de Rudy Wurlitzer, sur les traces des précédents méfaits et voyages au long cours, pour Candy Mountain en 1988. Retiré dans son fief canadien de l’île de Cap Breton, il est décédé à 94 ans dans l’hôpital proche d’Inverness. Radical et souvent visionnaire, Frank ne se sera jamais contenté de regarder le monde comme il était coutume de le faire, mais comme il en avait envie, avec ses éclairs de génie, son blues et un regard décillé. R.I.P. grand homme, sans cliché !

Jean-Pierre Simard le 11/09/19

Robert Frank - Exposition des clichés ayant servi pour la pochette d’Exile on Main Street.

Drive-in movie, Detroit 1955. From The Americans © Robert Frank © Robert Frank