Thabrate ou les « lettres » magnétiques du langage

À Lille, il faut s’empresser d’aller voir/écouter l’exposition “Thabrate” avant sa clôture qui surviendra le 16 mars au soir. Pour que ce ne soit pas « lettre » morte, mais qu’en nous tous, nous portions un peu de cet écho des voix amazigh, en leur honneur, en leur hommage et pour qu’elles résonnent longtemps dans nos âmes « sœurs ».

L’échange de mots sans encre, le souvenir des mots sans papier. La voix comme transmetteur, la bande magnétique qui s’enroule et se déroule comme trace sonore d’un échange intime, fragile et instantané. La présence de la voix comme rapprochement des êtres, des corps, des âmes…

Badr El Hammami , artiste originaire de Rif au Maroc, articule dans son travail artistique, l’archive, la mémoire et les médiums qui en permettent la transmission.

Thabrate veut dire « lettre » en amazigh, cette langue qui se perd parmi les « nomades obligés » en Espagne, en France et ailleurs bouleverse sa mémoire et sa transmission. Une installation de quelques objets « énigmatise » notre entrée dans la salle d’exposition au rez-de-chaussée : Une paire de chaussures de sécurité « sertie » de clous comme des hérissons, une photo de famille à « écouter », un pied de micro, un écran, des K7… Un ensemble disparate qui a l’air anecdotique et qui le serait, si nous n’étions pas encouragés par Élisa, présente dans la galerie, à poursuivre notre visite à l’étage pour découvrir le film Thabrate de Badr El Hammami.

Peut-on habiter le langage ?
L’oubli est-il toujours définitif ?
Peut-on s’écrire en parlant ?
Sommes-nous plus proches lorsque nous parlons à la personne absente ?
Les voix peuvent-elles êtres des « vaisseaux » à bord desquels les voyages intemporels se font ?

Badr El Hammami ne répond à aucune de ces questions formellement. Mais la poésie des images, les voix de cette correspondance réelle (qu’il entretient depuis 2011 avec son amie) par K7 enregistrées transforme Thabrate en un manifeste surréaliste dont la bande magnétique magnétise toute notre attention.

Dans cette « petite » histoire de correspondance orale, Thabrate contient la grande histoire des amazighs, l’histoire de cette diaspora maghrébine, dont la pratique de l’oralité est le socle, sinon l’un des fondements.

Le film bouleverse et éclaire d’une lumière infiniment douce l’installation du rez-de-chaussée, et y repasser donne au dispositif l’occasion de venir embrasser cette « lettre » comme un.e ami.e aimant.e dont la voix nous rassure.

Au-delà même du travail d’archive de Badr El Hammami (depuis 2015 il récolte des K7 magnétiques qui témoignent des vies (et des voix) des populations du Maghreb lors des vagues d’immigration des années 60-80), il s’agit bien ici d’un travail de mémoire, d’un travail esthétique qui par la « théâtralisation » de la bande magnétique (qu’elle soit balayée par le vent, semblant être attachée à une ruine, changeant le point de fuite de l’image ou qu’elle se déroule dans un magnétophone en premier plan) nous rapproche intimement de la douleur mélancolique que provoque la peur de la perte de ce qui fait son identité : la langue.

La parole, la voix, s’incarnent et magnétisent les points de vue.

Richard Maniere

artconnexion

9, Rue du Cirque - Lille
Exposition jusqu’au 16 mars 2019, de 15h à 18h, ou sur rendez-vous. Entrée libre