Nalo Hopkinson, le fantastique a une nouvelle voix jamaïco-canadienne
Une conférence, deux nouvelles et un entretien d’une voix canadienne et jamaïcaine en science-fiction et fantastique, magnifique d’intelligence et de lucidité, encore beaucoup trop rare en français.
Bonjour. Je voudrais remercier l’Association internationale du fantastique dans les arts pour évoir dédié, cette année, l’ICFA aux questions de race dans la littérature du fantastique, et pour avoir invité M. Tatsumi, M. Yep, moi-même, et beaucoup d’autres, à intervenir sur le sujet.
Le premier sujet que je voudrais aborder est…
[ÊTRE PRISE DE VERTIGES PUIS DEVENIR LA MONTURE]
Oh – waouh. Ça a marché. Je suis là. [REGARDER MES MAINS, PUIS L’AUDIENCE]
Mes chers, ne soyez pas alarmés, je vous prie. Je ne vous veux aucun mal. Vraiment pas. Je ne chevauche la tête de cette jument que pour un petit instant, je vous le promets. Ne me faites pas de mal, je vous prie. C’était une mesure désespérée. Il semble que ce soit le seul moyen pour communiquer directement avec vous.
Je viens d’une autre planète. Cela fait des décennies que nous recevons des transmissions de la vôtre, qui nous sont destinées semble-t-il. Nous sommes ravis et honorés mais aussi perplexes. Nos meilleurs traducteurs ont formé des équipes pour décrypter vos messages, mais il nous est sincèrement difficile de dire si ce sont des gestes d’amitié ou d’agression. Comme vous pouvez l’imaginer, c’est très important pour nous de savoir. Si c’est en effet de l’amitié, nous serions ravis de réciproquer. Si c’est de l’agression, eh bien, comme dirait l’un de nos groupes ethnoculturels : « Ne commence rien, tu n’auras rien en retour. »
Je me dois d’être très claire : je ne représente pas toute ma planète. Je ne représente pas non plus tout mon groupe ethnoculturel. Ni même tous les traducteurs assignés au projet ; essayez d’en trouver deux en accord sur la même chose… Il y a eu des désaccords fougueux entre nous pour savoir si je devais tenter cette méthode désespérée pour communiquer directement avec vous. En fin de compte, pour tout vous dire, je me suis éclipsée quand personne ne regardait.
[TRITURER MES VÊTEMENTS]
Eh bien, cette monture s’habille de la plus inconfortable des manières, ne trouvez-vous pas ?
[ENLEVER MA CHEMISE POUR RÉVÉLER T-SHIRT AVEC MESSAGE « CELLE QUI S’ADRESSE AU PEUPLE BLANC »]
Ça ? Ce n’est que mon nom, chers amis. Ou mon titre, si vous préférez. J’espère, en tout cas, pouvoir vous appeler mes amis. Cependant, pour assurer ma protection, ou du moins garder une trace de ce qui se passera aujourd’hui, je suis accompagnée par mon partenaire Danse avec les Blancs, et son appareil d’enregistrement.
[MONTRER DAVID FINDLAY EN TRAIN DE FILMER] Je le répète, ne soyez pas alarmés. Ce n’est, en aucune façon, une arme.
C’est par ces mots et cette mise en scène que Nalo Hopkinson commence son intervention de 2009, devant les centaines de participants de l’ICFA (International Conference for the Fantastic in the Arts), officiellement rassemblés pour évoquer cette année-là les problématiques liées aux races au sein des littératures de fantastique et de fiction du type désormais désigné en France par « imaginaire » (science-fiction, fantasy, fantastique et territoires frontaliers assimilés). Couronnée par le prix Locus du meilleur premier roman en 1999 pour le formidable « La ronde des esprits », la romancière canadienne d’origine jamaïcaine est devenue, dès lors ou presque, l’une des voix les plus fortes et les plus intéressantes de cet ensemble littéraire, même si, curieusement, elle n’ a guère été traduite en France. Cette conférence forme l’armature d’un petit recueil publié en 2012 chez PM Press, traduit en français en 2018 par Nardjès Benkhadda aux éditions Goater, dans le cadre du partenariat entretenu par leur belle collection Rechute avec la série Outspoken Authors de l’éditeur californien. En plus du texte de ladite conférence, qui constitue sans doute l’un des plus pertinents exemples de ce qui peut se construire ou se fragmenter lorsque la question des races est abordée dans le contexte de la production et de la réception littéraires, où la ruse et l’irrévérence de Nalo Hopkinson font merveille, on y trouve deux magnifiques nouvelles, particulièrement incisives, « Une bouteille à la mer » (qui résonne subtilement avec le récent « Capsules de temps » de Xavier Boissel comme avec « La captive du temps perdu » de Vernor Vinge) et « Métamorphoses », détournant avec une malice insidieuse quelques figures classiques reprenant ainsi toute leur puissance spéculative, et un long et intense entretien (« Remettre les pendules à l’heure ») de l’autrice avec Terry Bisson (lui-même auteur captivant, dirigeant par ailleurs la collection Outspoken Authors chez PM Press), entretien dans lequel, au-delà des très intéressants méandres biographiques et des précieux éléments fournis à propos d’influences, de passerelles littéraires (l’hommage de Nalo Hopkinson à Derek Walcott, par exemple, est saisissant) et de refus des frontières de genre trop bien armées, on trouvera un bon nombre de convictions lucides et d’explications à propos, justement, des heurs et malheurs de la marginalisation institutionnalisée. Un recueil particulièrement précieux, donc, autour d’une voix malheureusement encore beaucoup trop rare en français.
Par le plus grand hasard, il s’avère que le vernissage de mon exposition à Eastern Edge tombe pile quand Babette et Sunil sont en ville. « Fouilles », c’est son nom. L’idée m’est venue après le petit épisode de Russ et la fourmilière. J’ai pelleté près d’une demi-tonne de terre, récupérée sur un site archéologique local. J’aurais voulu la prendre directement au Mexique mais on fait avec ce qu’on a. J’ai semé la terre de nombreuses petites reliques historiques contemporaines que les scientifiques avaient rejeté dans leur quête du passé emblématique des autochtones de la région : une botte en caoutchouc qui a appartenu à un zapatiste maya du Chiapas, un récipient en plastique qui contenait de la Javel avant d’être réhabilité comme seau à l’usage des enfants pour transporter de l’eau, un morceau de couverture en laine faite main et marquée de taches marron. A l’entrée de l’exposition, les gens prennent des outils de fouille basiques. Dès qu’ils déterrent un objet, l’histoire de cette relique se lance sur l’un des écrans au-dessus.
Nalo Hopkinson, En direct de la planète Minuit, éditions Goater
Charybde2, le 1/03/19
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