Une hallu bien schizo avec Le Chant de la mutilation de Jason Hrivnak
La fabrication d’un Démon ou le songe ultime du schizophrène – et ce qui s’obstine à y résister. Proprement hallucinant.
J’avais passé la nuit à son chevet, à le regarder dormir. La moindre contraction visible sur son visage ne faisait que renforcer mon désir de lui nuire. Je le réveillai une heure avant l’aube et lui ordonnai d’aller prendre son service dehors, lui dis de se dépêcher s’il ne voulait pas sentir toute la puissance de mon courroux. Il avait dormi tout habillé, sans ôter ses chaussures, et il se leva du lit avec une expression hagarde, l’air penaud de celui qui a oublié de se réveiller et n’a fait que glisser d’un cauchemar à l’autre. J’attaquai en l’accablant d’insultes, m’attachant à sa personne telle une ombre nocive alors qu’il traversait la pièce plongée dans l’obscurité. Je lui dis que son visage ressemblait à de la charpie. Je lui dis qu’un intellect aussi chétif que le sien ne pouvait être que le résultat d’une grave lésion cérébrale. Dans une sorte de rêve éveillé, je lui montrai la séquence en accéléré d’un néocortex en proie à l’ischémie, les lésions s’épanouissant telles des volutes là où la matière grise s’était nécrosée. « Imagine que l’immeuble brûle, dis-je. Imagine que l’étage s’effondre. Imagine ce qu’il te plaira, mais sors de ton hébétude si tu ne veux pas que, dans une effusion spontanée de dégoût, je t’éviscère sur place. »
À qui donc appartient cette voix malicieuse – au sens le plus fort et le moins sympathique du terme – qui susurre ou vocifère tour à tour à l’oreille de la recrue ? Diesel Ire Nuée Nuée, Dinn en abrégé, est un démon redoutable, l’un des meilleurs recruteurs et formateurs qui soient, au sein de la légion des suppôts irréductibles du mal absolu. Mais il sait bien qu’un démon efficace, outil efficient de la destruction de l’humanité, ne se fabrique pas en un clin d’œil : il lui faut un travail long et patient pour extirper d’un candidat prometteur toute parcelle d’humanité qui le ferait tôt ou tard échouer dans sa mission, et retomber dans la fange indistincte de ses ex-semblables. Pour cela, il s’agit en permanence de contraindre et persuader qu’il n’y a – littéralement ou presque – point de salut hors de l’abjection la plus complète, et qu’il faut apprendre, sans cesse, à souffrir davantage et à ignorer les autres – ou à les écraser avec une certaine indifférence : détecter en amont toute possibilité de lien social, aussi ténue soit-elle, qui pourrait provoquer le début d’un retour en arrière, et continuer sans répit la désagrégation des attaches amicales, sentimentales ou familiales qui pourraient constituer une échappatoire à ce devenir-démon recherché, voilà les tâches qui absorbent Dinn, soucieux de la réussite de sa recrue.
« J’en ai déjà vu dans ton genre, dis-je. Vous croyez que les plaies qui marquent mon corps sont une simple sorte d’accoutrement, que la violence autodestructrice est un accessoire du démonisme que vous pouvez prendre ou laisser à votre guise. Mais la vérité, c’est que mes plaies constituent la preuve la plus tangible de mes exploits, car une recrue ne saurait acquérir aucun des talents nécessaires sans endurer de souffrances monumentales. Le potentiel démoniaque d’un individu donné réside d’abord dans la haine de sa propre mortalité et ensuite dans l’acmé de la violence dont il fait preuve en expulsant cette mortalité de son corps. Si je ne m’abuse, tu n’as associé à ton nom nul exploit lié à la dégradation du moi. Tu ne sais rien de l’angoisse élective et aucun niveau d’achèvement dans quelque sous-domaine de notre art ne peut pallier ce manque précis. Embrasser réellement la voie senestre signifie se jeter volontairement dans la déchiqueteuse du programme, soumettre ton corps à la longue maltraitance dont aucune partie ne sortira indemne. Ça signifie me battre à la course pour découvrir la douleur que tu es le moins apte à endurer », dis-je.
À moins bien entendu qu’il ne s’agisse ici de tout autre chose, et que les scènes mortifères et profondément effrayantes, boucheries, tueries, humiliations et sacrifices, qui hantent le parcours initiatique de la recrue de Dinn, scènes auprès desquelles les plus décapantes de la première saison de la série télévisée « Supernatural » (2005), avec leurs combustions spontanées et leurs défigurations obscènes, feraient figure d’aimables bluettes, ne soient imaginées, rêvées ou cauchemardées par la psyché malade d’un individu lancé à toute allure vers le bout du rouleau. On sait les rapports sophistiqués et souvent rusés qu’entretient la littérature du surnaturel (que ce soit sur ses versants merveilleux ou fantastique) avec la psychologie des profondeurs, et sans remonter à Bruno Bettelheim, ce fil d’Ariane-là est sans doute l’un des plus solides pour parcourir, par exemple, l’œuvre à facettes de Valerio Evangelisti, et tout particulièrement sa saga de « Nicolas Eymerich, inquisiteur ». Et le chemin spiralé entrepris vers la démonisation de la recrue dans ce « Chant de la mutilation » devient ainsi une tout autre expérience de pensée, qui explore une autre ligne paradoxale de la résistance humaine à l’écrasement que celle méticuleusement travaillée par le Canadien Jason Hrivnak dans son extraordinaire premier roman, « La maison des épreuves », en 2009.
Lisons à ce propos la confidence de l’auteur sur le blog des éditions de l’Ogre où l’ouvrage, traduit par Claro, paraît en français en ce mois de février 2019, six mois seulement après sa publication en anglais :
Ce n’est pas une fiction « classique », encore une fois, mais c’est complètement différent de La Maison des Épreuves. La question, la peur, qui me taraudait en écrivant ce livre était : comment une toute petite chose peut nous appâter, peut suffire à nous motiver pour vivre un jour de plus, et à quel point cette chose peut être petite. Est-ce que je marcherai sur du verre pilé pour une minuscule miette d’espoir, de chaleur ? Bien sûr, la réponse implicite à toutes ces questions est oui. Peu importe à quel point cette chose est petite, peu importent les obstacles qui barrent la route, vous allez essayer de l’obtenir quoi qu’il arrive. Alors ce livre est une sorte d’exercice : à quel point ce qui permet au personnage de survivre peut-il être minuscule ?
Il n’est ainsi pas étonnant que ce texte (dont le titre de travail – trop ? – révélateur fut « Dysphoria »), profondément inquiétant et résolument magnifique, soit encensé, entre autres, aussi bien par le Tony Burgessde « La contre-nature des choses » que par le Brian Evenson de « La confrérie des mutilés » (je ne serais guère surpris si le Blake Butler de « 300 Millions » les rejoignait prochainement). Dans une langue effroyablement précise, où chaque élément de décor déliquescent ou (nécessairement – on le comprendra de mieux en mieux au fur et à mesure) sordide prend son importance à chaque instant, la fabrication métaphorique d’un démon se fait en intégrant une extrême rationalisation de chaque malheur (le mot demeurant bien faible, vu ce dont il est question) passé, présent et futur, par la langue agile de Dinn, toujours alerte et disponible pour dévoiler à point nommé une mécanique digne des meilleures paranoïas complotistes ou érotomanes. Chaque cellule sociale de soutien psychologique – amours, amis ou famille, cette dernière au premier chef – fait l’objet d’une attaque en règle conduite par cette voix dans l’oreille, insistante, insidieuse, terrible et convaincante, et chaque destruction engendre sa propre contagion. C’est là tout le génie secret du paradoxe que possède Jason Hrivnak, et que l’on voyait déjà à l’oeuvre, dans un autre domaine, dans « La maison des épreuves » : entreprise méthodique de destruction d’un être humain et de fabrication d’un démon à la place, « Le chant de la mutilation » pourrait fort bien se lire a contrario, au prix d’un pas de décalage sur le côté, comme un formidable manuel d’antipsychiatrie, naviguant entre double binds et enfermements socio-économiques, manuel que ne renieraient sans doute ni David Cooper ni Ronald Laing, et moins encore Gregory Bateson. Et l’oscillation permanente de ce Mekanïk Destruktïw Kommandöh se pratique bien grâce à une langue féroce et rusée, que magnifie sans aucun doute la brillante traduction de Claro.
Ce qu’en dit superbement le blog Just A Word est ici. Et nous aurons la joie d’accueillir Jason Hrivnak en compagnie de son traducteur Claro à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) mercredi 20 février prochain, à partir de 19 h 30.
Jason Hrivnak, Le Chant de la mutilation, éditions de l’Ogre
Charybde2, le 13/02/19
l’acheter chez Charybde ici