Bienvenue au paradis américain ! entre mythes, naphtaline et néons
Ultimate road trip : la quête poétique, filmique et endiablée d’un paradis américain qui n’a peut-être jamais existé – raison de plus pour aller le trouver.
L’ELDORADO OU LA DÈCHE,
cette bagnole n’ira pas
bien loin alors
on prendra le bus
dit-elle
presque épaule contre
épaule
légèrement ivres
on les dirait tout
droit sortis d’un
film
français sosies d’
Annie Girardot
& Maurice Ronet
mais le plus drôle
dans tout ça
c’est Robert de
Niro simple figurant
au fond d’un restaurant qui les
regarde passer adieu
Times Square bonjour
le soleil de Californie
là-bas il fait beau
toute l’année comme deux
ombres glissant sur
les murs de la ville qui ne dort jamais
Bethany
eh tu m’écoutes ?
Bethany
oh tu fais quoi ?
où
tu vas ?
je t’aime tant
Maurice
mais
putain
c’est pas la question
je t’aime aussi
Annie
allez
viens
il faut partir
maintenant
la Californie est un jardin d’Eden
un vrai coin de paradis
mais croyez-moi
ça ne vous plaira pas
sans pognon
Traverser l’Amérique, de New York à Los Angeles, mais pas n’importe comment. La traverser en compagnie de ses mythes, qu’ils soient choisis dans sa tradition littéraire, dans sa poésie des grands espaces ou encore dans sa production cinématographique et parmi les films d’ailleurs qui parlent pourtant bien d’Amérique. Et intégrer ce matériau pulsatile au coeur d’une correspondance poétique, réalisée à chaud, au fil des kilomètres d’abord envisagés, puis éventuellement réalisés.
EXCUSE ME FOR COMPARING MY MOTHER TO LARGE BUILDINGS,
lorsqu’il n’est pas au Double Down
à draguer tout ce qui bouge
Elvis passe ses nuits sur
des forums complotistes
qui contredisent la version officielle
des attentats du WTC
le 12
Septembre on n’a rien retrouvé
tout était parti en fumée
les planchers avaient été pulvérisés
réduits en poussière de béton
les fenêtres avaient été pulvérisées
réduites en poussière de verre
les structures avaient été pulvérisées
réduites en poussière d’acier
tout avait été pulvérisé
et réduit en poussière de marbre
de plâtre & de ciment
les bureaux
les imprimantes
les ordinateurs
les armoires métalliques
il ne restait plus rien
tout avait disparu
plus aucun téléphone
plus aucune porte
pas une seule chaise
le 12
tout avait disparu
pulvérisé
réduit en un immense nuage
de fumée noire
les corps n’étaient pas empilés
les uns sur les autres
les corps s’étaient évaporés
il ne restait rien d’autre
que des fragments d’os
disséminés dans la ville
restes humains
de la taille d’une punaise
l’effondrement total des tours
à la vitesse de la chute libre
c’est la preuve
les fragments d’os de pompiers
expulsés sur les toits
des immeubles voisins
c’est la preuve
les nombreux témoignages
faisant état de plusieurs explosions entendues
dans les étages
c’est la preuve
les éjections
les projections
les découpes en biseau sur les colonnes
des deux tours
c’est la preuve
les feux qui ne s’éteignent pas
les températures extrêmes
les poutres incandescentes
le béton l’acier le métal fondu
sous les décombres
c’est la preuve
maman n’est plus là
elle repose loin d’ici
Bethany est partie
avec ce paumé de Chris
notre enfance est partie en fumée
nos souvenirs pulvérisés
tiennent dans une boîte à chaussures
dont le contenu finira
un jour à la poubelle
c’est la preuve
d’une démolition contrôlée
a rose is a rose is a rose is a rose
C’est ainsi en compagnie de Marcel Carné et de ses chambres à Manhattan, de Walt Whitman et de son savant astronome, de Richard Brautigan ou de l’un de ses sosies, de Candice Bergen dans « Soldier Blue », de Patti Smith et de Kurt Cobain, des « Rues de San Francisco », d’Elvis Presley et de Bruce Springsteen, de Gertrude Stein et de sa rose qui est une rose, des plus grands comme des plus petits con artists, de Charles Bukowski et de Sean Penn mimant une rixe (rare footage), de Faulkner et de Dante, de David Salinger et de son jour rêvé pour le poisson-banane (plus encore que de son « Attrape-cœurs »), d’Herman Melville et de David Foster Wallace, de Raymond Carver et de John Steinbeck, de David Vincent et de ses « Envahisseurs », de « Breaking Bad », de Hart Crane et de Jim Harrison, de Jack Hirschman et de Robert Frost, de Paul Blackburn et de Rick Moody, d’Amy Lowell et d’Anne Sexton, et de tant d’autres figures créatrices, réelles ou purement symboliques, que Sophie G. Lucas et Jean-Marc Flahaut, réincarnés en Chris et Bethany (partageant ainsi curieusement leurs prénoms d’emprunt avec un célèbre couple d’adoration chrétienne par le chant, de Cleveland), avec ce « Paradise » publié en octobre 2019 aux éditions Interzone(s), nous proposent de parcourir une certaine Amérique, une Amérique de mythes en voie d’effacement (on songera peut-être au « Rouge gueule de bois » de Léo Henry), de complotismes déchaînés tous azimuts (on songera sans doute à « La couleur de la nuit » de Madison Smartt Bell), de l’oppression toujours intacte derrière la facticité des entertainments, (on songera éventuellement à la « Fin de mi-temps pour le soldat Billy Lynn » de Ben Fountain), de la poésie, surtout, inaltérable dans son sens de l’anticipation. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de paradis qu’il ne faut pas tout de même tenter d’y aller voir.
JE NEIGE AVANT MON HEURE,
je n’ai pas tout dit à Jim
de mon bureau
d’une photo
elle date de 1988
j’ai vingt ans je
suis avec des amis
plus aucun d’eux
ne fait encore partie
de ma vie
certains sont morts d’autres
ont pris des
routes
qui nous ont éloignés
la vérité
c’est que je ne suis pas fichue
d’avoir des amis
de les garder
alors
que j’ai toujours rêvé
d’un lieu comme d’un café
n’importe quoi même
la cafétéria
d’un centre commercial
pour retrouver mes amis
qui seraient les mêmes
depuis trente ans
un truc qui soit un peu normal
un peu idéal
mais
le temps passe
je n’essaie pas je n’essaie plus
de faire semblant
d’avoir des amis
je post-it sur la photo
des bouts de poèmes
en ce moment
c’est
Jack Hirschman
Je neige avant mon heure
c’est mon ami du dimanche soir
mais ça
je n’en parle pas à Jim
Et c’est à l’issue du parcours que l’exergue prendra tout son sens : « Les poètes sont comme des indiens qui se parlent à l’aide de signaux de fumée. » (Jim Jarmusch)
Sophie G. Lucas et Jean-Marc Flahaut - Paradise - éditions Interzone(s),
Charybde2, le 26/11/19
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