Notre feuilleton : "l'Homme-Sang" de Jean songe 2/35, la rencontre avec Charlize Anderson
La psychothérapeute Charlize Anderson était une création impure de son esprit tordu. Charlize Anderson. On visualise mieux le genre de femme auquel Biaise a donné forme, un collage de Charlize Théron et de Pamela Anderson. Le châssis de Charlize, vue à poil, de dos, dans une pub de Dior, « Bordel, mais quel cul ! », et la bouche de robot suceuse de Pamela dans Alerte à Malibu, muse masturbatoire de son adolescence, « Putain, ma CJ Parker, 30 ans déjà, personne n’en sortira vivant » …
Des promesses d’extase à répétition. Si le traitement s'avérait inefficace, Biaise aurait toujours eu le plaisir des yeux et celui de rêver à des étreintes sensationnelles dans les bras et entre les jambes de son prototype femelle. Il a toujours pensé que les psys développaient une sexualité plus riche que la moyenne des individus, mais peut-être qu’il se plante, les vues de l’esprit ne s’accordent pas toujours à la réalité. Afin de résoudre son problème, et avant d’opter pour une troisième solution, plus pratique, Biaise avait longuement hésité et envisagé deux options :
La première, plastique, esthétique, chirurgicale : des injections de toxine botulique, de collagène, de silicone, ou de n'importe quel autre produit. Après un calcul rapide des frais, il a estimé que c'était au-dessus de ses moyens, d'autant plus qu'il lui faudrait régulièrement répéter l'opération ; et puis les seringues et les piqures l’effrayaient.
La seconde, psychique, de l'esprit. Avantage : il pourrait aller consulter à l'hôpital, moins cher donc, et avec peut-être la possibilité de faire prendre en charge la thérapie, ou du moins une partie. Inconvénient : il n'aurait pas eu le choix de ce qu'on appelle l'approche psychothérapeutique - on s'y perd dans tous ces labels : cognitivo-comportementale, Gestalt-thérapie, transactionnelle, ericksonienne, celle de Carl Rogers. Gare, Biaise n’est pas un novice. Il a étudié le sujet, et il passe sous silence les classiques cures, freudienne, jungienne, lacanienne - mais c'était un peu le cadet de ses soucis.
L'essentiel, ça serait de parler à une psychothérapeute. Biaise tenait mordicus à ce qu’une femme tienne ce rôle. Avec une femme, le courant passerait mieux, l'équilibre mâle/femelle, le yin, le yang, le genre de chinoiseries passé de mode, et puis il l’imaginait blonde et accorte, la trentaine, tailleur chic, des seins doux comme une gorgée de miel mais ronds et fermes, sans le recours au bistouri, jupe au-dessus des genoux mettant en valeur les longues jambes et une croupe brésilienne dictant la sodomie ou, à défaut, la levrette, mais il se serait satisfait d’une missionnaire. Son dernier rapport sexuel remontait à la fin des années 2000 et le souvenir de sa partenaire flottait toujours à la surface de sa mémoire, comme un cadavre encombrant.
Cependant Biaise a renoncé aux attraits de l’option Charlize Anderson après avoir imaginé leur premier entretien. Il avait très bien visualisé le tableau, du figuratif, rien de cubiste ou d’expressionniste abstrait. Plus Rubens que Picasso.
Les présentations faites, Charlize Anderson ouvrirait la séance. Au préalable, elle aurait saisi un bloc-notes et un stylo-plume sur son bureau, et une fois lovée dans un fauteuil de cuir, elle croiserait les jambes et poserait le bloc-notes sur sa cuisse. Biaise aurait pris place dans un divan à un mètre environ de sa projection fantasmatique.
- Alors, monsieur Biaise ( déjà il faudrait qu'elle articule convenablement en prononçant son nom, sans omettre le premier i ), qu'est-ce qui vous amène ici?
- Euh, vous voyez ( il tousserait, s'éclaircirait la gorge ), c'est un peu délicat à expliquer...
- Allons, rassurez-vous, j'ai déjà traité des cas particulièrement sensibles. Vous avez déjà consulté un ou une psychothérapeute ?
- Non, c'est la première fois.
- Eh bien, vous avez fait le plus dur. Ce n'est jamais évident d'effectuer ce genre de démarche. Vous avez conscience d'avoir un problème, et ce n'est pas donné à tout le monde de vouloir y faire face. Alors, dites-moi, de quel ordre est-il ?
- Je dirais alimentaire. ( Elle resterait stoïque. ) Je sais qu'il existe différentes sortes de drogués, des drogués du sexe, des drogués du travail, et des drogués de la drogue, bien sûr ( il rirait stupidement )... Mais avez-vous déjà entendu parler de drogués de la viande ? Je suis comme qui dirait accro à la viande. J'en ai toujours envie. De viande rouge principalement, crue de préférence, mais si j'en ai pas, je peux me contenter de n'importe quelle viande, même de la viande blanche, bien que les effets ne soient pas du tout les mêmes. A vrai dire, la viande blanche ne me fait quasiment rien.
Charlize Anderson griffonnerait quelques mots sur son bloc-notes.
- De quels effets voulez-vous parler ?
- Il y en a plusieurs. Le plaisir de sucer longuement un bon steak par exemple, je parle d'une viande bien saignante... D'en extraire tout son jus avant de le mâcher en le croquant par petits bouts... Je le déguste à la main, c'est plus sensuel. Dans une assiette, avec des couverts, ça perd une partie de son charme... Mordre à pleines dents dans un morceau de steak frais, je connais pas grand-chose de meilleur ( et là, il oserait ajouter ), à part le sexe, et encore pas toujours, enfin, dans mes souvenirs, alors qu'avec un bon morceau de viande, je suis jamais déçu. Dommage que le plaisir soit de si courte durée.
Elle ferait une sorte de murmure, qu’on qualifiera de dubitatif. Elle ne se passerait pas la langue sur sa lèvre inférieure. Professionnelle jusqu’au bout des ongles et des orteils.
- Cette envie de viande, d’où vous vient-elle ? Vous avez une idée ?
- Eh bien, je ressens comme un vide, un immense trou à l’intérieur de moi. Je ne vais pas vous faire le coup du creux à l’estomac, mais c’est ça, puissance mille. Ce creux est abyssal, je n’arrive pas à le combler. J’ai la sensation qu’autour de ce vide, mon corps se décompose, pourrit et que la seule façon de retarder ce processus, c’est de me goinfrer de viande. Encore et toujours plus.
A nouveau, elle alignerait quelques mots clés sur le bloc-notes. Il n’y en aurait pas d’autres.
- Et vous en mangez beaucoup ?
- Ça dépend des jours. Je dirais, en moyenne, deux à trois steaks...
- Par jour ?!
- Oui, avouerait Biaise dans un souffle.
- Je vois. Des steaks de combien de grammes à peu près ?
- Deux cent cinquante, trois cents grammes...
- Ce qui vous fait, au bas mot, cinq cents grammes par jour, soit ... trois kilos cinq par semaine.
- Oh, j'ai peut-être un peu sous-estimé les chiffres.
- Votre consommation est plus importante ?
- Oui, je crois, dirait-il un ton plus bas. Une bonne partie de mon salaire passe chez le boucher.
- Quel métier exercez-vous, monsieur Biaise ?
- J’occupe le modeste emploi de chroniqueur dans la gazette régionale. J’assassine virtuellement les personnalités préférées des français qui se complaisent dans les émissions destinées aux ménagères de plus de cinquante ans.
- Vous regardez donc beaucoup la télévision ?
- Obligé, c’est mon pain quotidien. Mais si ça ne tenait qu’à moi, je préférerais lire, m’élever l’esprit, continuer d’apprendre jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Par ces détails, Biaise voudrait lui signifier que c’était un homme de goût et de haute culture, conscient de la proximité avec la fin prochaine, et qu’elle ne devrait pas se fier à son apparence de vieux débris carnivore. La garce ne relèverait pas ces détails. Il serait déçu.
- Alors, à quand remontent vos premières envies de viande ? demanderait-elle.
- Oh, ça m'a pris il y a un peu moins de trois ans... Peu après mon emménagement dans le coin en fait.
Biaise ne pourrait pas lui avouer que ses souvenirs précédant cette époque étaient noyés dans un brouillard diffus, ni lui livrer certains détails sur sa confusion mentale, son dossier était déjà suffisamment lourd. Elle devinerait son embarras et lui demanderait :
- Intéressant. Il y a autre chose que vous voudriez ajouter ?
A ce point de leur échange, Biaise lâcherait dans un soupir :
- Quelquefois, rarement, hein, il m’arrive de manger du bœuf cru, en me payant sur la bête. C’est plus fort que moi, je ne peux pas résister à cette tentation.
Charlize Anderson, qui se tiendrait penchée vers lui, une main devant la bouche, absorbée par ses propos, se désunirait et se redresserait dans une secousse de tout le corps. Le bloc-notes glisserait sur le tapis. Elle ne penserait pas à le ramasser.
- Pardon, mais je ne comprends pas très bien. Que voulez-vous dire exactement ?
- C'est délicat.
- Essayez quand même.
- Bon, alors ça se passe la nuit. Logique. Je ne peux pas faire ça en plein jour. Quand la pression est trop forte... Je dois faire des kilomètres jusqu'à ce que je repère un coin tranquille et un troupeau et puis je m'occupe du bœuf le plus appétissant. J’y vais au feeling. Le bœuf est plutôt un animal docile si on ne l’effraie pas. Je suppose qu’en me voyant arriver nu comme Adam, il ne se méfie pas. Ah oui, j’ai oublié de préciser. Je me suis complètement déshabillé dans la voiture. Je mets mes habits dans un sac. La première fois, je n'avais pas pensé à enlever mes vêtements et j'ai dû m'en débarrasser, ils étaient foutus. Quand j'ai mon compte de protéines, eh bien, je rentre à poils et je fais gaffe de ne pas tomber sur un barrage ou un contrôle routier, j’évite les grands axes, J'emprunte les chemins de campagne. Je protège mon siège avec une grosse serviette éponge et je conduis avec des vieilles pantoufles, comme ça je ne laisse pas de traces quand je regagne mon logis. Ni vu, ni connu. Je mets la serviette au sale, une bonne douche et on en parle plus
- Revenons au bœuf. Vous le tuez, c'est ça ?
- Oui. Mais ce n’est pas si facile, croyez-moi. Ça demande de la méthode. Il a fallu que je suive discrètement mon boucher pour savoir où il allait chercher sa viande. Il la sélectionne lui-même auprès de producteurs locaux. J'ai été obligé de me procurer un pistolet spécial, un truc qui propulse une broche perforante en acier. J’ai choisi un Blitz calibre 9X17mm, je l’ai acheté sur le Net. Vous le posez contre le front de la bête et, blam, vous appuyez. La broche met la bête KO. Le bœuf tombe sans un bruit. Après, il faut l’achever au couteau. Je me suis inspiré du film No country for the old men. Vous l’avez vu ? Y'a un tueur cinglé en utilise un relié à une bouteille d’air comprimé, mais lui, il tue des gens. Je n'en suis pas encore là...
- Vous avez déjà pensé à tuer un être humain ?
- Oui, ça m'a déjà traversé l'esprit, comme à la plupart d'entre nous je crois, mais, sinon, j'ai jamais songé passer à l'acte.
- Et ( les sourcils froncés, elle marquerait une pause lourde de sens ), à manger de la chair humaine?
- Pas plus, non, je n’ai pas encore éprouvé cette sorte d'appétit. Je ne sais pas si ça m'arrivera un jour, je ne jure plus de rien maintenant, mais je crois qu'il faudrait que je sois confronté à une situation extrême pour en arriver là. Une grève des bouchers, une pénurie prolongée de viande, ou une contamination interdisant d’en consommer.
- Bien. Et si nous revenions à votre bœuf. Vous en faites quoi après l'avoir tué ?
Biaise remarquerait les petits mouvements nerveux dans son fauteuil. L’inquiétude rongerait peu à peu la maîtrise presque absolue de son attitude. Elle essaierait de la masquer, la suite de son histoire n'arrangerait pas les choses
- Après, ça se corse un peu... Je l'ouvre en deux, puis je le vide de ses viscères et de tout ce qui me gêne. Je me suis procuré du matériel de professionnel. Là, enfin, je peux me reposer un peu. Je m'installe dans la carcasse, ça me fait une sorte d'abri, je m'y sens bien et j'en profite...
Elle déglutirait. Elle réprimerait peut-être un haut-le-cœur.
- Continuez, je vous en prie, vous êtes sur la bonne voie.
Sa voix aurait blanchi.
- Je prends un bain de sang, et je me taille des filets. Plus fraîche que cette viande là, c'est pas imaginable ( Il sourirait ). A l'intérieur du bœuf, je me sens à l'abri, il fait chaud, je suis bien, comme un bébé dans le ventre de sa maman, j’imagine.
- Et si vous ne trouvez pas de bœuf ?
- Alors je me contente d'une vache, d’un cheval, ou d'un poney... Mais ce n'est pas du tout la même chose. Le cheval aurait tendance à me rendre malade, et je ne vous parle pas du poney, c'est pire. Je dois surtout pas en abuser.
Il y aurait un silence. Elle sourirait de façon aimable. Elle aurait repris le contrôle.
- Bien. Nous allons en rester là pour aujourd'hui. Pour une première séance, on peut dire qu'on a beaucoup avancé. Toutes mes félicitations. Je vais vous prescrire quelque chose qui devrait réfréner un peu vos pulsions. On va essayer de canaliser tout ça et de découvrir l'origine de ce dérèglement.
Elle ferait semblant de rédiger une ordonnance et, sans perdre le sourire, elle appuierait du bout du pied sur un bouton dissimulé sous le bureau, deux infirmiers taillés comme des sumotoris débouleraient fissa.
- Faites attention, il risque de se montrer dangereux, dirait Charlize Anderson.
Biaise la traiterait de salope et d’autres noms aussi affectueux. Les molosses le maîtriseraient, lui enfileraient une camisole de force et l’embarqueraient manu-militari. Fin de sa cure analytique. Elle aurait duré à peine une demi-heure.
Ils le foutraient dans une cellule capitonnée et jetteraient la clé aux égouts. Biaise disparaîtrait pour toujours, comme s’il n’avait jamais existé.
Le scénario lui semblait plausible. Les psys étaient tenus au secret professionnel, dans un monde parfait peut-être, mais il ne voulait courir aucun risque, une fuite était si vite arrivée. Qui sait, il pourrait tomber sur une végétarienne.
Son problème, Biaise ne pouvait le partager avec personne. Il devait le régler seul. Tout seul. Finalement, il a fait preuve de pragmatisme. Il a décidé d’acheter un congélateur-coffre.
Jean Songe le 25/10/19 - 2/35
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