Yves Pagès : Pour une archéologie du doute, par Claro
La mise au ban des identités, la danse des singularités, la science des énergumènes, le labyrinthe des consciences, les crispations du discours, les séditions de l’enfance, le ridicule des mots d’ordre, les angles morts de l’Histoire, la clinique des affects, les faux-fuyants des pulsions, l’algèbre de la fuite, la sauvagerie des inscriptions, l’hydrographie des rumeurs – tels sont, entre autres, les motifs explorés par Yves Pagès depuis La police des sentiments (1990), motifs et non thèmes puisqu’il ne les soumet pas à l’analyse mais les « cuisine » gaiement au fil de portraits dits crachés et de natures tout sauf mortes.
« Cuisiner » serait ici le pendant libertaire de la sinistre « question » étatique ; là où l’ordre établi choisit en temps de guerre la torture des individus, l’écrivain, lui, opte dans l’espace de la fiction pour le questionnement ludique de ses personnages. Il les cuisine, c’est-à-dire, qu’il les soumet à diverses ébullitions mentales, leur propose divers accompagnements, teste la résistance des chairs, guette le basculement des saveurs, ose les assaisonnements les plus incongrus.
Cette analogie culinaire a sans doute ses limites, mais retenons l’atmosphère qui s’en dégage, celle d’un laboratoire festif où l’expérimentation est indissociable d’une volonté de partage. Dans les livres d’Yves Pagès, contrairement à ce que la liste des motifs susmentionnés pourrait laisser croire, la dimension critique, loin d’empeser les multiples dispositifs fictionnels mis au point par l’auteur – confessions, rapports, portraits, souvenirs, etc. –, est indissociable d’une jouissance des brouillages et d’une pratique du détournement. Leur grande affaire est le sabotage des cases – un sabotage inné, ludique. Aussi ne faut-il pas s’étonner si souvent les personnages de Pagès cumulent dans une fièvre étudiée diverses figures du réfractaire : celles du trublion, du fauteur de troubles, du « gaucher » (cf. Les gauchers, justement), du forcené (cf. L’homme hérissé), du cobaye (Le théoriste). Toutes ces instances instables, il les confronte à un moment ou à un autre à un « trauma », un instant disjonctif, quelque chose de l’ordre du crime, de l’attentat (au sens large), un incident issu d’un dérapage, non dans un souci dramaturgique artificiel mais afin de libérer les puissances carnavalesques de la fugue.
Parmi les ombres portées dont on pourrait repérer les contours mouvants dans l’œuvre de Pagès, il faudrait citer tout aussi bien l’enfant criminel de Genet, le jeune embrigadé des phalanstères fouriéristes, le morveux célinien, le réfractaire asocial de la fin du dix-neuvième siècle, l’insurgé insaisissable des années soixante-dix, le gamin pasolinien, l’immature de Gombrowicz, l’incendiaire malgré lui, le Gavroche hugolien, le fraudeur frondeur, le coursier fugitif, l’autonome amateur, tous les crypto Bibi Fricotin et éternels déclassés… Mais ce qui frappe, au cœur de cette ménagerie séditieuse, cette mythologie subversive, qu’on dira imbibée d’esprit rabelaisien et innervée de bravoure quichottesque, c’est la constance de l’enfance comme vaste terrain sismique où contrer la manipulation adulte. L’enfance comme ligne de fuite, à la fois étape de désapprentissage et chance de survie. « Profiter de la confusion générale » : c’est ce que s’efforcent de faire les personnages de Pagès, à condition bien sûr d’entendre, derrière le mot « profit », autre chose qu’un gain symbolique ou une thésaurisation opportuniste. Cet indéniable « fugueur en lutte » qu’agite l’auteur au fil de ses romans est en effet tout le contraire d’un profiteur, et s’il « gagne » quelque chose, hormis la réinvention contrariée de sa liberté, c’est, coup par coup, comme dans une partie d’échecs que l’on disputerait dans la pénombre d’un salon tandis qu’ici et là des meubles sont déplacés, le droit à la dérobade. L’art ultime que pratique in fine le nomade asocial pagésien, c’est celui de l’esquive – glisser comme de l’eau entre les doigts du discours, faire la nique au théorique, arroser l’arroseur mais sans avoir peur de se mouiller. Se dérober, aux autres, certes, mais également à soi-même. LSD: l'autre, soit-disant. Le sans-droit. Liberté sécession détournement. Se bricoler un devenir plutôt que s’inventer une identité.
A ce titre, Encore heureux peut être considéré comme le point d’orgue du « braquage » narratif auquel se livre Pagès depuis plus de vingt-cinq ans. Dans ce roman tout entier dédié, en apparence, à la persona non grata qu’est le délinquant Brunot Lescot, l’auteur met en place plusieurs dispositifs discursifs afin d’aider le lecteur à « saisir » ou « cerner » la personnalité de cet « immature ». L’intitulé des chapitres, à lui seul, indique assez ironiquement la vaine volonté de « saisissement » qui anime la société face à cet « esprit retors », cette passion protocolaire à laquelle elle s’abandonne pour recadrer le sujet : Exposé des motifs, Coupures de presse, Étude de cas, Audition des témoins, Contre-enquête. L’approche multi-facettes du récidiviste Lescot permet cependant de se faire une idée (une image ?), par plaignants et observateurs interposés, du fils turbulent de Roger et Mireille Lescot. Que lui reproche-t-on ? Morsures à caractères érotiques, attouchements précoces, emportements salivaires, puis agitation estudiantine (bien que n’étant pas étudiant). Il fait la « une » de Paris-Match, désigné « autonome », provocateur profitant des protestations – on est au joli mois de mai 80. Mis en détention provisoire, il est « jaugé » par un expert-psychiatre. Mais qui jauge qui ? Quand on lui demande de se « jauger » lui-même, à savoir de décliner sa taille et son poids, Lescot prend soin de se démarquer d’un certain 68 historique : « un mètre soixante-sept et demi », et « Pareil, mettez soixante-sept ». En-deçà, donc, de ce mouvement dont pourtant, gamin, il épousa les premiers soubresauts, puisque ses premières frasques correspondent à ce fameux moment où un certain ministre des Sports conseilla à la jeunesse (et à un certain rouquin) de piquer une tête plutôt que de faire front…
L’intelligence du texte de Pagès est là, dans cette façon d’embarder la mémoire, de laisser respirer les interstices – puisque l’Histoire, selon la phrase de Marx, ne cesse de passer du statut de tragédie à celui de farce. Le lecteur aura beau se concentrer sur le parcours sans cesse rabattu et analysé du ludion Lescot, ce qui filtre sans cesse, au moyen d’une écriture fonctionnant de façon quasi praxinoscopique, c’est le dehors, le « climat d’une époque » dont, par bribes ressuscitées, l’auteur donne la température. Qu’apprendre de Lescot ? Son nom, en lui seul, nous indique qu’il a peut-être commerce avec les ombres, et sa graphomanie souvent décrite semble le confirmer (une intuition qui sera validée in extremis…) : homme de Lascaux à sa façon, il tente par l’inscription sauvage (de la morsure originelle du roman, sans parler du postérieur lacéré de l’institutrice, à la fresque carcérale finale en passant par les tags et crobards de l’adolescence) de doubler l’écriture officielle de l’Histoire, de faire courir sa « griffe aérosol » sur le mur des censeurs. On rappellera ici l’immense et constant intérêt que Pagès porte aux graffiti, ainsi qu’en témoigne son activité sur le web (son site archyves) et la récente parution d’un livre iconographique à la Découverte, Tiens, ils ont repeint ! 50 d’aphorismes urbains de 1968 à nos jours, ouvrage qui démontre si besoin était que le souci de la parole taggée n’est pas, chez l’auteur, l’exercice d’une nostalgie mais plutôt la pratique d’une empathie.
Mais revenons à Bruno Lescot, qui, tel un héros homérique, se voit affublé d’innombrables épithètes au point d’en devenir méconnaissable. La Presse le qualifie de « Gavroche de l’autonomie », « jeune assaillant », « fils unique » (il a pourtant un frère, Romain, moins penché que Bruno, lequel est nettement plus « italique », voire quasi « italien »), « gringalet aux mèches rebelles », « chimiste amateur », « diablotin soudain aux anges », « jeune casseur », « sympathisant autonome », « adolescent à la dérive ». Cette valse-hésitation des étiquettes atteint son paroxysme dans la deuxième série d’Exposé des motifs. Cette fois-ci, c’est le déferlement : détenu provisoire, jeune majeur, prisonnier Lescot Bruno, non-bachelier, étudiant novice, locataire abusif, absentéiste chronique, fraudeur récidiviste, désargenté chronique, noctambule underground, graphomane mural, incorrigible voyou, désormais infréquentable Lescot Bruno, apprenti batteur, hypothétique recéleur, retenu en sursis, étudiant fantomatique… Et la Presse de renchérir : gai luron, graphomane… Cette prolifération épithétique a une double fonction : elle stigmatise la volonté identificatoire du pouvoir dans le même temps qu’elle révèle l’impossible taxinomie humaine. Comble de l’ironie : en voulant à tout prix nommer, l’autorité se heurte aux forces inestimables de l’anonyme. Lescot est une sorte d’hybrisaphoristique vivant, un ludion-trublion, un virus qui nous oblige in fine non à lui imposer un visage mais à mieux déchiffrer le corps malade qu’il infiltre. Voilà pourquoi le roman de Pagès, sous couvert d’être le portrait « crashé » (comme on parle de crash-test) d’un ultime énergumène, opère une radiographie de la société française de 68 à nos jours – radiographie, puisque sous prétexte de démasquer une tumeur c’est tout le corps social dont les organes sont mis à nu.
On prêtera donc une attention particulière à tout ce qui entoure et détoure le bonhomme d’arrache-pied qu’est Lescot. Au parcours professionnel de ses parents, avec en autre la figure manipulatrice du père, ethnographe suspect, dont on a pu rencontrer un avatar dans Le Théoriste (2001). La mère, est-il précisé au début, est « assistante à la mise au point », et là encore l’esprit souvent littéral du texte peut nous convaincre d’une fonction autre que purement photographique de cette femme, à qui incombe de soigner l’instantané. Les concubins Tomas Uribe et Inés Ortiz, parents de la délurée Valentina, sont eux aussi d’adroits indicateurs (d’habiles mouchards ? de subtils révélateurs ? ), étant respectivement « traducteur » et « interprète » : ils offriront, littéralement donc, une autre « version » de l’histoire Lescot, mais aussi de l’Histoire parallèle – le réfugié espagnol Uribe est comme un double de Lescot, à la fois casseur, taggeur et mentor, avant de devenir une sorte de « crypto-beau-père », gérant d’une librairie – Comix Trip – et traducteur de BD. Mais surtout, son odyssée permet de rappeler certains nœuds étouffés du passé – les « intrépides Mujeres libres » et la colonne Durruti, le camp d’internement de Rivesaltes, la grève des mineurs dans les Asturies, tout ce quasi hors-champ que Encore heureux fait resurgir sans cesse.
De même, on pourrait repérer, tout au long du roman, un fil rouge « clinique », portant la trace de l’intérêt qu’a toujours accordé Pagès à la figure de l’insensé et aux travaux de Foucault, mais surtout de Deleuze et Guattari. Pour preuve, on donnera la récurrence d’un lieu au nom plus que symbolique : Charenton. Référence assortie d’allusion au marquis de Sade, que viendra déplier plus tard dans le roman la retraite/planque de Bruno à La Borde, haut lieu de l’antipsychiatrie dirigée par Oury et Guattari. On ne s’étonnera donc pas que Serge Darmon, le psychiatre chargé d’évaluer Lescot, s’enferre un temps dans une vision œdipienne de l’inculpé Bruno – « Devenir une sorte d’enfant sauvage, c’est évidemment pour lui un moyen d’attirer l’attention de son géniteur, de réinvestir une place centrale à ses yeux, de combler un manque psychoaffectif. » Mais Darmon n’est pas juste un praticien obtus, puisqu’il jouera jusqu’au bout son rôle d’« indéfectible tuteur moral », allant jusqu’à recueillir le clandestin Lescot dans sa fuite éperdue. Le principe de caricature, qui opère souvent dans les textes de Pagès, évite paradoxalement le piège manichéiste. L’instable des affects reste gage de liberté.
Dix ans séparent la parution de Encore heureux du précédent roman publié par Pagès, Le Soi-Disant. Entretemps, le lecteur aura pu découvrir le travail photographique de l’auteur, à travers l’ouvrage Photomanies (Le Bec en l’air, 2015), dont la dimension urbaine, avec sa structure gémellaire, entre en lumineuse résonance avec le répertoire de graffiti que donne à voir Tiens, ils ont repeint ! (La Découverte, 2017). Ajoutons à cela le bref exercice mnésique auquel s’adonnait Souviens-moi (L’Olivier 2014), où se souvenir allait de pair avec une sorte de reprise illégale de la mémoire collective. Et prenons en compte, bien sûr, son travail comme co-éditeur des éditions Verticales avec Jeanne Guyon, dans la mesure où ses choix éditoriaux participent à leur manière adventice, de son œuvre en cours (Noémi Lefebvre, Olivia Rosenthal, etc.). Quelque chose se dessine, une vibration insistante, une passion des sillons à creuser, un goût pour la parole affranchie, le corps épris de pied-de-nez et de croc-en-jambe, bref, une préhension libertaire des mouvements (sociaux, corporels, linguistiques…).
Encore heureux fonctionne comme un arlequin mutin, un cheval de Troie : endossant les habits rhétoriques du pouvoir (judiciaire, clinique, médiatique…), le texte laisse émerger, dans les interstices d’une phraséologie institutionnelle, une prose rétive et ironique qui, sous couvert de distanciation, d’anaphore et de formules calibrées, libère les démons de la langue, de façon à la fois potache (le détournement des slogans comme arme de subversion massive) et politique (l’insistance de l’intime à se dissoudre dans le social via le sabotage de l’événementiel). Le livre est dédié « au bénéfice du doute », et il n’est sans doute pas exagéré de dire que le travail de Pagès se veut, en profondeur, une archéologie du doute. Il faudrait imaginer un mode actif et transitif du verbe « douter ». Douter les choses, les êtres, les événements, non pas remettre en cause leur existence ou leur possibilité, mais inoculer en eux les puissances du doute, afin de déplier l’inquiétante ambiguïté de leur devenir. Pagès, en agité du local averti, fait du caprice asocial non la marque d’une crise irresponsable mais le moteur d’une scène de (grand) ménage politique.
Claro le 19/02/18
Yves Pagès, Encore Heureux, éditions de l'Olivier
Claro est écrivain, traducteur et éditeur. Il chronique la vie littéraire (et autre) désormais dans Le Monde des livres. Vous pouvez le retrouver sur son blog : Le Clavier cannibale. Et dans ces pages.