Deena Abdelwahed ne supporte pas les khonnar…
La jeune productrice et DJ tunisienne Deena Abdelwahed vient de sortir son premier album chez InFiné aussi surprenant que sobrement intitulé Khonnar (ce qui en tunisien signifie ce qu’on ne veut pas voir et qu’on cache sous la table).
D’après ID, c’est l’album qu’on attendait sans plus y croire, le pavé enfin capable de secouer la mare électro avec intelligence et engagement. Neuf titres en forme de déluge sonore, de lave sous fusion, de rollercoaster d’émotions, qui auraient pu être signés sur Warp si le label observait un peu plus la diversité de la scène actuelle et qui se retrouvent sur le français InFiné, qui à chaque sortie n’en finit pas de nous étonner.
Dans ce Khonnar, on entend résonner aussi bien Aphex Twin qu’Autechre; avec un disque comme coulé dans la lave et qui attaque de front les questions du poids de la religion, du sexisme exacerbé, du patriarcat, de l’éducation, du machisme. C’est d’autant plus intéressant que cela se livre une forme nouvelle qui oublie les poncifs du genre 4/4 pour se diriger vers la techno du futur, en lorgnant vers la bass-music autant que les chants arabes trafiqués ou l’indus. Un album qui décale les rythmes et dégenre les voix, tout en déroulant une émotion à fleur de peau mais aussi une violence toute en retenue.
On comprend mieux pourquoi dans l’interview du même magazine où elle affirme que : Être musicien, surtout dans la musique électronique, c’est pour ceux qui n’ont rien à foutre de leur vie, les gens aisés, les bourgeois, alors que c’est loin d’être le cas - en tout cas ça l’est pour moi. C’est un ressenti général, tous les gens qui travaillent dans l’art - que tu sois musicien, artiste, réalisateur, chanteur - sont vus comme des personnes pas très bien dans leur tête, des marginaux un peu fous. Je ne veux pas faire de comparaison avec la France, déjà parce que je ne suis là que depuis trois ans, et que plein de débats de société m’échappent encore, mais faire la fête à Tunis est compliqué : c’est souvent une source d’humiliations. Tu dois absolument tout calculer au lieu de profiter de ta soirée. Eviter les contrôles de police, certains quartiers sensibles, faire attention à ton style vestimentaire quand tu es une fille. Tu peux facilement te retrouver embarquée chez les flics qui vont te reprocher ton comportement, le fait de boire, de n’être pas encore mariée, de danser. Il y a en Tunisie une grande fierté à être macho, viril et violent. Ce sexisme installé bloque toute initiative.
Sur la question du genre, elle s’avère tout aussi pointue : ( il faut déambuler avec des collectifs … ) Bien sûr et on se soutient à fond ! Ce sont des bulles de liberté car il n’y a pas de différence entre un mec ou une fille dans ces collectifs justement. On laisse le sexisme de côté, on se soutient tous, même sur la sexualité des LGBT encore problématique en Tunisie. Mais soyons réalistes, on est une dizaine de personnes, pas plus ! C’est pour ça qu’on a créé ces collectifs, pour respirer un peu, monter sur Tunis écouter de la musique très forte, boire et traîner ensemble. L’irrespect n’existe pas dans notre communauté, on est obligé de se soutenir car en dehors c’est très difficile. C’est sans doute plus simple pour les garçons en Tunisie, même s’ils essaient de ne pas trop en parler, de ne pas dire qu’ils font de la musique électronique. Si jamais on le leur demande, ils parlent de leur autre boulot ou préfèrent dire qu’ils sont chômeurs : tu ne peux pas vivre de ta musique en Tunisie.
Avec son album qui rassemble un max de monde, une résidence à la Concrete, des appels du pied du monde la danse et des participations aux grands festivals à venir, on tient là une nouvelle pointure.
Jean-Pierre Simard (avec Patrick Thévenin) le 20/11/2018
Deena Abdelwahed- Khonnar / InFiné