Antoine Chainas contre l'empire des chimères
Entre jeu et argent, entre crime et passion, une fresque rare, exploratoire et intense, de la mémoire-cache de la réalité, au tournant onirique, rural et mondial, des années 1990.
Un peu d’Histoire…
Nous sommes à l’époque des grands glaciers. Dès la seconde moitié du quaternaire, le climat très rigoureux contraint les hommes à se réfugier dans les sites les plus abrités. Quelque dix-sept mille ans plus tard, près du village français de Pix, on découvre une grotte ornée d’impressionnantes fresques paléolithiques. Le visiteur imprudent entre d’abord dans une première salle, appelée Rotonde, longue de dix-sept mètres et large de six. Cette salle se prolonge par le Diverticule axial, une galerie étroite et sombre de longueur identique, suivie d’un couloir plus élevé : la Nef. À l’ouest, on note la présence d’une salle ronde – l’Abside, au fond de laquelle le sol se dérobe. Cette brusque dénivellation est baptisée le Puits. C’est sur les parois de ce Puits que l’on peut discerner le dessin le plus saisissant : un homme à tête de loup semble tomber. A ses côtés est représenté un objet allongé surmonté d’un oiseau : on pense à une boîte ou à une sorte de coffre rudimentaire.
Dans les années qui suivent l’invention du site, les erreurs de conservation se multiplient et d’étranges taches noires apparaissent dans les salles les plus reculées. Ces taches, dues à une nouvelle espèce de champignon nommé achronalis anomalia, se propagent rapidement malgré les compresses imbibées de fongicide et les épandages de chaux vive. Les autorités interdisent au public d’accéder à la grotte. On construit une première réplique à deux cent mètres de là. Les parois en fibrociment reposent sur plusieurs couches de grillages à mailles fines et donnent une image plus ou moins fidèle du relief intérieur. Lorsque cette deuxième version se détériore à son tour, on la ferme et on en construit une troisième encore plus loin, avec des blocs en polystyrène, cette fois, et des moules en élastomère. Un fac-similé de fac-similé. Il a suffi de quelques dizaines d’années pour que l’être humain transforme la grotte de Pix en caverne de Platon.
Par un caprice du hasard ou par incompétence, le fragment de dessin correspondant à la boîte disparaît des reproductions successives du Puits. Le coffre surmonté d’un oiseau s’absente du réel accessible à la mémoire humaine. Il faut remonter à 1477 pour retrouver un indice de sa présence dans l’environnement sensible.
Comme souvent chez Antoine Chainas, le prologue de ses romans, aussi étrange qu’il puisse d’abord apparaître, joue un rôle essentiel dans l’éclairage global du texte, et dans la manière dont les ombres vont s’y disposer. « Empire des chimères », son septième ouvrage (en plus de son « Poulpe » de 2010), publié en septembre 2018 dans la Série Noire de Gallimard, n’y fait clairement pas exception : plus encore peut-être que les indices ou les pierres d’attaque posées d’emblée dans « Versus »(2008) ou dans « Anaisthêsia » (2009), par exemple, la boîte mystérieuse, le motif d’oiseau renversé, la moisissure inarrêtable, le dessin de carnage animal d’un enfant de huit ans, l’extrême discrétion d’une institutrice de trente-cinq ans dessinent ici leur motif complexe et annoncent la trame de résonances à n’en plus finir qui caractérise ce nouveau roman, probablement le plus réussi et le plus dense de l’un des plus surprenants auteurs de romans noirs de ces récentes années.
Le portier en livrée s’efface et Henri Davodeau pénètre dans l’immense hall. « Il vous attend à l’étage, monsieur. Sur la terrasse. »
Le chef de cabinet de la ministre du Commerce extérieur songe que si l’homme d’affaires préfère le voir sur la terrasse au mois de novembre, c’est que la conversation doit se tenir à l’abri des oreilles indiscrètes. Son cœur s’emballe légèrement. Il a toujours eu un certain flair pour les bons coups.
L’Olympe Club. Meubles d’époque, vases garnis de roses en nombre impair. Les chaussures à empeigne surélevée du haut fonctionnaire claquent sur le parquet ciré. Des adhérents en costume noir avec filet gris le saluent. Henri porte le même complet qu’eux, la même cravate rouge cardinal ornée de petits losanges tilleul, très à la mode en 1983, la même chemise blanche, les mêmes boutons de manchette. Ils ne se connaissent pas, mais sa tenue atteste qu’ils appartiennent à une caste identique.
Il gravit les escaliers en marbre. D’autres adhérents, d’autres costumes, d’autres cravates. Tous mâles, tous blancs.
Il tourne à gauche. Devant lui s’étire un long couloir bordé de hautes fenêtres, style Renaissance italienne, derrière lesquelles on distingue des buildings disproportionnés. Le perpétuel tohu-bohu du centre-ville augmente à mesure qu’il approche de la terrasse. Rugissement des moteurs, coups de klaxon, cris et bourgeonnements d’accélérations. Les véhicules foncent, s’arrêtent, repartent. Cette clameur est celle de la frénésie, du fric, de la vitalité retrouvée. Dire que quatre ans auparavant, le pays était à genoux. Reagan a su redresser la nation. Certes au prix de quelques sacrifices douloureux, mais tout de même, quelle poigne, quel élan ! Si seulement la France n’était pas aussi timorée… Le tournant de la rigueur initié par Delors l’année précédente avait provoqué des cris d’orfraie. Haro sur le gouvernement. Mitterrand n’en demandait pas tant. Il s’agissait de faire comprendre à la population que le programme commun avait vécu et que l’État providence ne résisterait ni aux attaques contre le franc, ni aux augmentations du prix du baril.
John Solaström, la soixantaine, chevelure blanche abondante, se tient de dos, un verre à la main. Il paraît contempler Flower Street.
Dès qu’il entend les pas de Davodeau, il se retourne, sourire aux lèvres. Dents blanches, main tendue.
« Monsieur le chef de cabinet, enchanté de faire votre connaissance. Rochette m’a dit le plus grand bien de vous. »
Charles Rochette et Henri Davodeau se sont rencontrés à l’adolescence. De Gaulle a utilisé les talents de Rochette, descendant direct de La Fayette, en le nommant ministre du Commerce extérieur sous Pompidou II. Juste avant Noël, l’ancien ministre a intercepté Davodeau entre deux portes. « Contacte Solaström. Voici son téléphone à Los Angeles. Ça a l’air important. » Il n’en avait pas dit plus.
Organisant d’insensés grands écarts et télescopages entre un petit village français apparemment loin de tout, où un ancien d’Algérie, garde-champêtre de son état, s’obstine à enquêter sur la disparition d’une fillette alors que la gendarmerie n’y croit déjà plus, et la rumeur de Los Angeles, où un puissant conglomérat industriel du divertissement est simultanément engagé dans l’ouverture d’un parc d’attractions en Europe et dans la production de la nouvelle version de son jeu de rôle fétiche à succès mondial, « Empire des chimères », Antoine Chainas manie à la fois une chronique de la fin des années quatre-vingt pour une « France d’en bas » doublement trahie par ses élites fraîchement mondialisées, une puissante évocation des méandres imaginaires de l’enfance et de l’adolescence, une étude au long cours des syndromes traumatiques apparents ou cachés, un travail métaphorique intense autour des mystérieuses correspondances entre le jeu immersif et le cadre ambiant (avec une utilisation particulièrement adroite de « vrais morceaux » de jeu de rôle), et une cinglante mise à nu de la résonance intime entre les avidités financières et la folie ordinaire.
Julien vient d’entrer au collège. Une heure de bus à l’aller, une heure au retour. Des profs assommés par les calmants ou à la limite de l’apoplexie. Le cirque de la domination masculine et des coups de poing à l’épaule dans la cour de récréation. La colle sniffée aux toilettes, les génitoires schématisés au marqueur sur les cloisons, le mystère des filles et les rires des copains.
L’Oric I, création de cinq messieurs austères en costume cravate sur le campus de Cambridge, s’est implanté dans les foyers. La revue Tilt publie des retranscriptions de Centipede ou d’Invaders en basic. Starfix fait sa couverture sur John Travolta et on trouve les Livres dont vous êtes le héros dans tous les kiosques. Rechercher la couronne des rois dans la forteresse de Mampang, atteindre la cité perdue de Vatos et détruire les statuettes convoitées par Vatos, déjouer les pièges du labyrinthe de Sukumvit, peuplé de monstres innommables. Si vous avez le parchemin écrit par le squelette guerrier, rendez-vous au 222. Sinon, allez au 247.
Le professeur d’anglais est absent. Julien choisit sciemment d’ignorer les injonctions parentales qui lui interdisent de quitter le collège avant le passage du bus. Deux copains, Rémi et Thomas, lui proposent de rentrer en stop.
Ils tendent le pouce depuis cinq ou six minutes lorsque Thierry, le père de Thomas, passe en camionnette à la sortie de l’agglomération. Le véhicule d’un blanc douteux, dont les flancs s’ornent d’une inscription au pochoir – « Boucherie Imbert » – , s’arrête sur le bas-côté. Un visage replet, quoique légèrement affiné par un bouc à la Frank Zappa, s’encadre par la vitre entrouverte. Thierry a trente-cinq ou trente-six ans. Sa mauvaise peau, son ventre rebondi sont autant de vestiges d’une adolescence que l’on devine difficile. Il a coupé ses cheveux bruns court devant et long derrière, sacrifiant en cela à une mode capillaire du moment. Il fait monter les enfants à l’arrière. D’épaisses volutes de fumée masquent à peine l’odeur de sang. Personne ne se risque à ouvrir les vitres par un froid pareil. Durant le trajet – une quarantaine de minutes – Thierry allume trois nouvelles cigarettes. Les mégots ne quittent pas ses lèvres, même lorsqu’il prépare sa viande le matin. Certains clients soupçonnent l’artisan d’agrémenter ses steaks de quelques pincées de cendre involontaires. D’autres s’interrogent sur le mode de vie atypique du boucher : pensez donc ! Seul avec un fils, jamais remarié. Les gamins, eux, n’ont cure de ces spéculations. Thierry est le père de Thomas, et puis il les ramène chez eux, c’est bien suffisant. Le conducteur interroge ses jeunes passagers sur le collège, raconte deux ou trois anecdotes de son cru, à l’époque où il était élève dans le même établissement, puis demande à Rémi et Julien des nouvelles de leurs parents. La radio diffuse en sourdine un reportage sur les demi-finales du championnat du monde d’échecs. Kasparov l’a emporté sur son adversaire, Kortchnoï, en utilisant la variante Paulsen de la défense sicilienne.
La manière à la fois enlevée et insidieuse dont Antoine Chainas insinue de l’épaisseur tout au long de son récit, en saisissant ses personnages sans nous alerter inutilement sur leur importance ou, au contraire peut-être, en multipliant les points d’entrée pertinents dans cette riche trame du réel fantasmagorique, de l’ordinaire transmuté en un mélange subtil de rêve, de cauchemar, d’idiosyncrasie absolue et de lot commun des protagonistes – quels qu’ils soient -, force l’admiration, et captive, sans que ces 600 pages ne trahissent un instant le redoutable souffle d’ensemble du roman à facettes – où il y a bien peu d’innocence. Texte passionnant qui réussit la prouesse de donner comme un parfum d’uchronie et d’album fané de famille à une remémoration superbement décalée d’une France et d’un monde des années 1985 ayant déjà l’air d’appartenir à un autre univers, où des forêts de signes et de symboles annonçaient pourtant les errances d’aujourd’hui, « Empire des chimères » ne se laisse sans doute pas épuiser à la première lecture – et sa noire mécanique résistera vraisemblablement au passage du temps comme à la révélation de certains de ses mystères les plus directs. Du grand art, rusé, complexe, prenant, et sans gratuité.
Dans le quart d’heure qui suit la fin du repas et précède la tâche fastidieuse de la vaisselle, la table est désertée sous l’œil indifférent du tube cathodique.
Les objets statiques sont livrés à leur propre inertie, abandonnés dans l’attente d’un usage prochain.
Les assiettes des enfants, plats à liséré vert, recueillent encore quelques restes de viande noyés dans le bouillon marron. Celles des parents sont plus propres. On a essuyé les vestiges du pot-au-feu avec des morceaux de pain. La moitié restante d’une baguette est disposée en biais à l’extrémité la plus éloignée du poste de télévision. Après qu’on l’aura glissée dans un sac prévu à cet effet, elle attendra d’être finie le lendemain, au petit déjeuner. Deux ou trois miettes subsistent à la base d’une bouteille d’eau en plastique. Les gouttes de condensation, ramassées sur elles-mêmes, brillent comme des diamants de pacotille. La salière et la poivrière forment un couple indissociable, un tantinet désuet, sur leur support de fer-blanc. Trois des chaises sont poussées contre la table. La quatrième, celle de Jean, demeure légèrement en retrait. Elle paraît céder à l’attraction du mur où s’entassent les bibelots, ainsi qu’une photo des deux frères aux ports d’hiver. La lumière tantôt verdâtre, tantôt jaune du poste de télévision hérisse les angles d’ombres mouvantes.
Quatre chaises, une table, c’est assez pour faire une famille.
Ce qu’en dit Christine Ferniot dans Télérama est ici, ce qu’en dit Nyctalopes est ici, ce qu’en dit Christophe Laurent dans The Killer inside me est ici, et ce qu’en dit (magnifiquement, au passage) Jean-Marc Laherrère dans Actu du noir est ici.
Antoine Chainas, Empire des chimères, Série Noire éditions Gallimard
Charybde2
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