Thomas Dworzak : les portraits secrets des Taliban afghans
Le salon de la photo de Tbilissi a révélé quelques chocs photographiques cette année : de la mode au temps de la Stasi en RDA, en passant par des portraits oubliés des guerriers Taliban.
En juillet/août 2001, j'ai passé quelques semaines angoissantes dans l'attente d'un visa pour rejoindre l'Afghanistan occupée par les Talibans. J'attendais à Peshawar, dans un de leurs consulats, sous couvert de photographier la région pour une ONG qui m'avait affilié pour l'occasion.
Mon projet s'avérait assez compliqué, puisque la stricte interprétation de l'islam des Talibans, interdisait proprement de représenter toute présence de vie humaine. Ils toléraient à peine, de temps en temps, qu'on prenne un cliché de ci, de là - mais sous bonne garde. A ma connaissance, c'était même le seul pays au monde à bannir les photos de ses dirigeants… Et puis, le 11 septembre arriva…
Soudain, j'avais accès à la partie du pays où l'Alliance du Nord qui s'opposait aux Talibans déployait une vaste iconographie du regretté Akhmed Shah Massed, et prendre des clichés n'était plus interdit. Nous avons donc photographié ces villages de fond en comble, en attendant l'avancée sur Kaboul et la défaite des Talibans.
Kaboul tomba, le Nord aussi et fin décembre je me retrouvais à Kandahar, ex-centre du pouvoir Taliban, mais aussi capitale de l'autre moitié du pays, celle plus traditionnelle des Pashtouns. Kandahar dont la longue tradition musicale et théâtrale l'avait fait connaître de tout l'Orient comme symbole de la dolce vita …
Raison pour laquelle les Talibans tenaient la ville dans un gant de fer. Là où les panneaux de signalisation montrant des charrettes à âne voyaient ainsi la tête de l'âne encore présente quand celle de l'homme avait été maculée à la peinture; ou alors l'affiche d'un centre de body-building comportant un visage, on lui avait collé dessus une carte du pays… Même les publicités pour cosmétique affichées, avaient les yeux percés…
Lorsque j'arrivais, devant mon hôtel à Kandahar se trouvait un studio photo qui avait d'abord été fermé sur ordre du Mollah Omar, puis avait partiellement réouvert quand les Talibans s'aperçurent qu'ils avaient quand même besoin de photos d'identité. Ces officines réouvertes depuis le départ des Talibans recommençaient à faire des portraits, et c'est ainsi que j'ai découvert ces clichés.
Les photographes locaux ne comprenaient pas grand chose à mon intérêt pour ceux-ci. Et ils continuaient en disant que, quand les Talibans avaient fait faire leurs photos de passeport, ils n'était pas rare qu'ils demandent un autre cliché, plus flatteur et retouché, pris en secret dans le studio.
Les portraits les plus onéreux étaient de grand taille et en noir et blanc; développés sur place, ils étaient ensuite retouchés et colorisés. La version à petit budget était réalisée directement en couleurs, sur un fond de paysage suisse montagneux. Elles étaient ensuite envoyées à tirer au Pakistan dans des studios de développement rapide et renvoyées sur place ensuite.
Aucun des photographes rencontrés ne se formalisait du fait que ces clichés étaient en parfaite contradiction avec l'hypocrisie des Talibans. Et même, aucun d'entre ne voyait son travail comme dissident ou digne du moindre intérêt.
La seule raison pour laquelle les photographes les avaient gardées venait du fait que les Talibans les avaient commandées en novembre, mais n'avaient jamais pu les récupérer dans leur fuite face à l'avancée des troupes adverses et des bombardements américains.
Comme il n'y avait quasi aucune chance que ces clients puissent revenir payer leurs commandes, les studios photo étaient assez contents de pouvoir les revendre. Un photographe local me confirmant même : " De toute façon, la plupart sont morts."
Thomas Dworzak (Bagdad, octobre 2002)
Adaptation et traduction Jean-Pierre Simard, d'après Alexander Strecker le 5/10/17
Plus sur l'événement = Photo Tbilisi’s website.