Carola Dibbell : de l'abus des replis féminins en territoire hostile

Une vertigineuse éducation sur le tas, dans la jungle des pandémies et des opérations génétiques de fortune.

C’est ça qu’ils veulent d’habitude là où je bosse. C’est débile, mais plein de gens se mettent dans la tête que s’ils arrivent à baiser avec une vivace de Powell’s Cove, ils vont pas mourir… et ben c’est une clientèle assez idiote. Mais ça, c’est pas mon problème. Moi j’aimais pas trop ça baiser, alors je proposais d’autres trucs, genre du sang ou de l’urine. Mais j’ai aucune idée ce qu’ils en faisaient. Ils achetaient même des dents des fois. Je crois bien ils les accrochaient sur une ficelle autour de leur cou, comme un porte-bonheur. Ils achetaient même des ongles.

Moira (au prénom souvent abrégé en « Moi », ce qui peut conduire à quelques dialogues savoureux – et au passage, jolie astuce de traduction pour rendre les quiproquos liés au « Inez » d’origine), la trentaine à peine, est une authentique fille de la rue, orpheline depuis fort longtemps, ballottée de mère adoptive à son tour disparue en squats équivoques, dans cet univers d’un futur plus ou moins proche, dans lequel les liens sociaux de l’humanité à peu près mondialisée se dissolvent inexorablement dans les vagues successives de pandémies et les diverses formes de paranoïa sanitaire plus ou moins efficace qui l’accompagnent – univers hanté par les restrictions nécessaires aux libertés et par les hackings divers, informatiques ou génétiques. Laissée pour compte ordinaire de la marche en avant cahin-caha de cette humanité en possible perdition, Moira a pourtant une particularité rare : elle est une vivace, résolument imperméable, par l’un de ces miracles hasardeux de la génétique que la science peine à reproduire, à toutes les infections possibles, bactériennes ou virales. Lorsqu’un vétérinaire membre d’un cercle de hackers plus pointus qu’il ne le semble d’abord, replié dans la campagne des confins du New Jersey et de l’état de New York, comme bien d’autres de ses congénères, découvre ce facteur et se met en tête de l’exploiter commercialement, la vie de Moira est prête à basculer. Ou peut-être pas tout à fait…

Ok, alors laisse moi te dire encore un truc sur comment il parle ce type. On pigeait pas un mot de ce qui disait. Comme vétos. Ça c’est vétéri… quelque chose. Ça aide pas vraiment, hein ? En fait c’est tous les deux des docteurs pour les animaux. Vto et l’autre. Ils ont même des docteurs pour les animaux ! Ça j’avais jamais entendu parler ! Mais des fois t’entends veto et ça veut dire que quelqu’un est pas d’accord, alors faut faire gaffe. Les mots ça peut dire deux choses voir plus. Généraliste c’est comme un docteur normal, et t’entendras aussi parler de gynéco qui est un autre genre de médecin normal, mais chelou. ADN, FIV, TNCS, GI, illico, ovules, solos, spermes, soma ceci, embry en cela, et puis t’as déjà entendu énuclé je ne sais pas trop quoi. Les bouseux ça doit parler bizarre pour que personne comprend ce qu’ils disent ou ils vont finir en prison ou pire, mais des fois je crois juste que Rauden il aimait bien embrouiller les gens. Et je peux te dire que ça marchait.

Carola Dibbell est avant tout connue en tant que critique rock, écrivant depuis 1974 pour The Village Voice, régulièrement reprise dans les anthologies de Rolling Stone, dans un univers longtemps dominé par une critique presque exclusivement masculine. On lui doit ainsi notamment des articles fameux sur le punk rock new-yorkais des années 1970, sur Pere Ubu, sur DNA, sur Blondie, sur Patti Smith, sur The Go-Betweens, ou encore sur Run-DMC. Si elle a écrit presque dès l’origine des nouvelles occasionnelles, publiées dans The Paris Review ou dans The New Yorker, principalement, c’est à presque 70 ans, en 2015, qu’est paru son premier roman, « The Only Ones », chez l’éditeur underground Two Dollar Radio. Dans une traduction du découvreur Théophile Sersiron (à qui l’on doit déjà par exemple l’exceptionnel « Comment élever votre Volkswagen » de Christopher Boucher), Le Nouvel Attila l'a publié ici le 31 août 2017.

Il est retourné vers le camion. Je l’ai entendu frapper dedans avec son poing. « Et ce chantier qu’ils ont foutu en le retirant ! » il crie depuis là-bas. Et puis il est revenu et il s’est assis sur le banc. Moi je suis debout, au cas où qu’il va encore foncer vers moi. Mais il met juste sa tête entre ses mains.
Quand je suis presque sûre qu’il va plus foncer vers moi, je lui dis, « Ils m’ont fait trop d’injections. »
Il lève sa tête et baisse les mains. Dans la lumière de la lanterne je vois ses yeux qui essaient de comprendre. Et puis qui changent. « On t’a surdosée en hormones pour maximiser une Récolte d’ovules. »
« Il a lâché. »
« Ton ovaire. »
« Et puis ils ont essayé de réparer ça, mais vu que le chirurgien qui devait s’en occuper était mort, ben c’est le Tech qu’a dû s’y coller, mais il a tout esquinté. »
Il est resté un bon moment sur le banc et puis il a dit, « Qui est-ce qui t’as fait ça ? »
« Les labos Nouvelle Vie. »
« Nouvelle Vie ? » il fait, comme si quelqu’un lui a mis un coup sur la tête. « T’as bossé avec Nouvelle Vie ? Dans leur Dôme Technopointe qu’ils ont en Pennsylvanie là-bas ? Mais… ils ont des standards incroyablement élevés. C’est des acteurs majeurs de l’Industrie de la Vie. Ca doit bien valoir comme preuve, ça. » Il s’est relevé. « Allez, viens, Moi. »

Plusieurs critiques américains ont noté avec raison, à la parution de ce roman de « science-fiction », sa résonance avec les excellents « La servante écarlate » (1985) et « Les fils de l’homme » (1992). Moins pontifiant et glacial que le texte de Margaret Atwood, plus subtil et gouailleur que celui de P.D. James, « The Only Ones » ne se contente pas d’une vertigineuse mise à l’épreuve du corps de la femme et de la « machine à enfanter ». Dans les replis de cette civilisation à bout de souffle, étranglée entre ses impératifs sanitaires et ses multiples défenses de la propriété, prête à (presque) tout pour maintenir ou accentuer des privilèges tandis que la loi de la jungle s’étend à des degrés insoupçonnés, Carola Dibbell a su introduire, jouant remarquablement sur un langage de l’absence d’éducation initiale et de la ruse survivante, une magnifique interrogation sur la maternité, sur l’amour filial et sur – fût-ce à l’insu des protagonistes eux-mêmes – sur l’amour tout court. Et dans les plis de cette carte du tendre ô combien improbable, aux côtés de Moira jonglant entre les « tâches ménagères », les jobs indispensables pour financer quoi que ce soit et les méandres des administrations sanitaires et scolaires d’une ville pourtant réduite aux acquêts et aux absences croissantes de domiciles fixes, hors des Dômes des nantis, on discerne sans peine ce qui est sans doute – par une autrice qui cite volontiers Nalo Hopkinson, Samuel Delany et Ursula Le Guin, tout en maniant avec un art consommé les leitmotivs vonnegutiens, dont les deux plus savoureux ici sont certainement « C’est intéressant » et « C’est invasif » – l’un des meilleurs romans de science-fiction et de littérature en prise avec le réel (qui est déjà largement là) écrit ces dernières années.

Et là tout d’un coup, j’ai vu un autre Rauden. Normalement ce type tellement il est nerveux, tu crois qu’il peut rien faire, et puis, quand il prend du sang ou de la salive ou du soma, il fait ça vite fait bien fait tu sais ? Mais là c’est même pas comme ça. Il bouge pas d’un poil. Il reste assis sans bouger du tout du tout, et moi je reste assise, tout court, chacun dans sa pièce noire, sans rien dire, avec une fenêtre dans le mur au milieu pendant un long moment.
Et puis il bouge. Il a sorti les boîtes des cryoPaks, il en a mis une dans une sorte de cuiseur, il a appuyé sur un bouton, tiré un micro, et murmuré « Décongélation de l’ovule ! » J’ai entendu un truc faire bip.
Il a mis la boîte dans la machine et elle est apparue sur l’écran avec dedans quatre cercles transparents, et au milieu de chacun y avait juste un cercle plus petit avec du truc noir dedans. « Énucléation de l’ovule ! » il a murmuré. Bah c’est quoi ça ? Un bâton commence à tapoter un des cercles transparents. Pic, pic, pic. Et puis il rentre dedans. Il continue à tapoter, jusqu’à tant qu’il tapote le plus petit cercle, celui avec du truc noir dedans. Slurp ! Le truc noir est rentré dans le bâton, le bâton est ressorti? Un autre est arrivé. Il s’est passé la même chose encore trois fois. Quand il a fini, Rauden m’a regardé par dessus le masque. Il avait l’air excité. Moi aussi.

Carola Dibbell The Only Ones Le Nouvel Attila éditions
Charybde2
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