Sous les serpents du ciel, la Palestine en cerf-volant d'Emmanuel Ruben
Yamakasi, cerfs-volants et femmes mobilisées pour un espoir de liberté de l’Archipel palestinien. Une somptueuse et subtilement dérangeante fiction.
Ils ou elles s’appellent Daniel, Mike, Tina, Djibril, Samuel, Khalil, Nida, Yasmina, Firas, Moussa, Majed, et de bien d’autres noms encore. Palestiniens, Israéliens ou d’abord étrangers à la région, ils hantent les nuits ou s’accrochent aux aspérités de ce qu’Emmanuel Ruben, dans ses travaux préparatoires à ce « Sous les serpents du ciel », devenus une échappée belle, étrange et fascinante, sous le titre de « Jérusalem terrestre » (2015), appelle l’Archipel, les myriades d’îlots de terre ferme (et le plus souvent aride) qui forment le territoire sous juridiction apparente de l’Autorité palestinienne, morcelé de colonies légales ou sauvages, quadrillé de zones de sécurité et d’exclusion, ceint désormais de hautes murailles pour séparer et matérialiser.
Ils ou elles sont employés de l’ONU, militaires, moines, coureurs de toits, iconoclastes ou révoltées de moins en moins silencieuses. Dans ce futur incertain où les drones sont rois, où les plus sages et les plus fous ne croient plus aux attentats-suicide et aux roquettes, toutes et tous gravitent, éventuellement à leur corps défendant, autour de la figure de Walid, l’adolescent de quinze ans dont les cerfs-volants défiaient si joliment et si puissamment la gravité et le mur, tué dans des circonstances mal élucidées vingt ans plus tôt, et aujourd’hui symbole d’un mouvement qui ne dit pas exactement son nom, mais qui semble vouloir enfler au-delà de toutes les limites précédemment connues.
Je m’appelle Mike Zucker et je suis l’officier de réserve du checkpoint n°119. Une des dernières sentinelles du grand ghetto blindé de l’Occident. Mes hommes me surnomment le gardien du phare pour plaisanter. Mais n’allez pas croire que c’est la haute mer que je surveille du haut de mon fortin. N’allez pas croire que ce sont des navires que je guide. C’est la terre aride et craquelée qui s’étend à l’horizon. Ce sont les vagues argentées des oliveraies qui scintillent à l’infini sous l’éclat du soleil. Ici, dans cette partie de l’archipel, la mer est encore lointaine et le seul rivage que j’aperçois, là-bas au loin, quand je monte au sommet du mirador, est celui – jaune et vallonné à l’infini – du désert. Ce sont des autobus, des taxis collectifs, des semi-remorques, des camionnettes, parfois même des charrettes tirées par des bourricots, qui se pressent tous les jours sous nos tourelles. Ce sont des hommes, des femmes et des enfants que nous filtrons à longueur de journée comme des carottes ou des navets. Ce sont des êtres humains que nous parquons comme du bétail.
Des échos et des résonances s’éveilleront, bien entendu, dans les 300 pages de cette fable presque science-fictive et discrètement fantastique (avec comme un clin d’œil enjoué aux pratiques ventriloques de Salman Rushdie), avec le « Il faudrait pour grandir oublier la frontière » de Sébastien Juillard ou avec le « Imago » de Cyril Dion. La lectrice ou le lecteur déjà familiers du travail d’Emmanuel Ruben seront aussi certainement sensibles à la très forte impression de cohérence et d’aboutissement qui se dégage à la lecture, comme si chaque texte jusqu’ici n’avait attendu que ce moment pour contribuer à l’édifice, pour en devenir une brique vitale, même discrète ou quasi-invisible : que les allusions y soient directes (pour « Jérusalem terrestre », bien sûr, mais aussi pour « Dans les ruines de la carte » et pour « La ligne des glaces ») ou très indirectes (pour « Halte à Yalta », pour « Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu », et même pour « Icecolor »), l’architecture souterraine de « Sous les serpents du ciel » repose sur de puissantes et ramifiées fondations.
Nous avons entre six et trente-six ans et nous venons de tous les bleds environnants. Le plus jeune s’appelle Omar et le plus vieux, c’est moi, Djibril, alias le Parisien volant. À mon âge, je passe pour un vieux schnock, dans la petite bande de traceurs, mais je suis aujourd’hui leur coach, leur entraîneur, la mémoire vivante de l’asphalte : je me balade toujours avec une minicaméra glissée dans ma poche ou fixée autour du front, et c’est moi qui réalise les films que nous diffusons sur la toile. C’est grâce à des mecs dans mon genre si le parkour est devenu si populaire dans tous les bleds de l’archipel. Depuis une dizaine d’années, le parkour a supplanté tous les autres sports ; nous sommes forcés de refuser de plus en plus de gamins désoeuvrés qui rêvent de voler sur les toits de la ville ; il n’y a plus que quelques has-been qui jouent au foot, au hand ou au volley ; la boxe et les arts martiaux, parqués dans leur ring ou sur leur tatami, ne peuvent pas rivaliser avec un sport qui a le béton pour tatami et qui fait de n’importe quel immeuble en ruine un ring géant. Les flics ont tenté de nous éradiquer : après avoir interdit les cerfs-volants, interdit les drones, interdit toutes les machines volantes que nous bricolions dans notre coin pour passer le temps, ils se sont attaqués aux hommes volants ; ils ont coffré plusieurs d’entre nous, mais à chaque tête coupée il en repoussait une dizaine. Hier, nous allions user nos baskets sur les toits de Paname, de Londres et de Berlin, nous étions prêts à tout pour rencontrer là-bas nos maîtres et apprendre d’eux les techniques les plus audacieuses pour épater les meufs et rendre fous les keufs ; aujourd’hui ce sont les traceurs de tous les pays qui rappliquent sur nos toits pour voir comment nous récrivons la ville et revisitons la discipline en défiant la frontière.
Sous le signe des drones sécuritaires, d’observation et d’assaut (pas autant « en folie » que dans le « American War » d’Omar El Akkad, mais tout aussi meurtriers) et sous celui des cerfs-volants (qui ont ici un rôle beaucoup plus spectaculaire et beaucoup plus insidieux – je n’en dirai pas plus – que dans le Kaboul de Khaled Hosseini), Emmanuel Ruben manie avec une ironie redoutable et un sérieux pourtant imperturbable les interventions d’un fantôme qui eut quinze ans, qui agit dans les interstices de la narration centrale comme un trouble-fête, un aiguillon, une pensée, un doute ou une conscience (bonne ou mauvaise ? – cela reste à débattre, on le verra à la lecture, jusqu’au bout). Rythmé par les tirades magnifiques d’une poésie féministe et combattante qui constitue bien l’un des ressorts essentiels du roman, « Sous les serpents du ciel », pourtant relativement court, parvient à doter ses différents narrateurs d’une singulière épaisseur intime, et orchestre de main de maître les télescopages de leurs différentes facettes (et de leurs points aveugles respectifs). En instillant d’étonnantes passerelles – parmi lesquelles se glisse par exemple un véritable art de la danse, autour des yamakasi de l’Archipel, qui doit autant au François Toulour d’ « Ocean’s Twelve » qu’à une lecture de Nietzsche par Gilles Deleuze, ou bien un substrat mythologique qui fait écho au lancinant « Quatuor de Jérusalem » d’Edward Whittemore, ou encore l’asphalte brûlé échappé du « Soleil Gasoil » de Sébastien Ménard -, l’auteur parvient ainsi à rendre compte d’une manière à la fois crédible et bizarrement poétique, fantastique et pourtant diablement ancrée dans le réel, de l’expression d’une colère qui mue en ferveur essentielle plutôt qu’en rage aveugle, et de celle de divers désarrois qui deviennent à leur tour les pierres angulaires et anguleuses d’une autre sorte d’intifada. Emmanuel Ruben signe ici un très grand roman, qui touche fort et fait réfléchir intensément, sans perdre un instant la musique qui est la sienne depuis quelque temps déjà.
Et puis un jour, Asswad m’a échappé des mains à cause d’une violente bourrasque et s’est envolé de l’autre côté du grand barrage. J’ai grimpé en haut de l’immeuble déglingué où vivait Abou Youssouf et là nous avons assisté, impuissants, à la scène suivante : une jeep des gardes-frontières s’arrête, des soldats ouvrent les portières, sautent à terre, ramassent mon cerf-volant ; ils jouent avec Asswad, ils rient aux éclats, ils tirent dessus, ils le criblent de balles ; les mecs se prenaient pour des cow-boys, dans les westerns, lorsqu’ils lancent une canette dans les airs et la transforment en gruyère… Ce jour-là, j’ai retenu mes larmes, histoire de ne pas passer pour une mauviette à côté d’Abou Youssouf qui avait servi de gruyère lui aussi, quand il était à la guerre, même qu’il m’avait montré ses jambes criblées de balles, il en était tellement fier. Ce jour-là, j’ai retenu mes larmes mais j’ai pigé que le ciel ne nous appartenait plus.
Emmanuel Ruben - Sous les serpents du ciel - éditions Rivages
Charybde2 le 20/08/17
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