Cosmix Banditos ou l'ultime (et super fun) roman gonzo
Air Cocaïne en spectre quantique et farceur du bassin caraïbe
Legs comme d’habitude a fait son apparition peu après cette séance de tir, rampant vers mon M 16 afin d’aller s’enrouler autour de la chambre de tir et d’y passer sa sieste de l’après-midi. Legs est un petit boa constrictor qui a élu domicile sous la cabane. Il aime la chaleur de l’arme quand elle a tiré quelques centaines de cartouches. Si je m’étais servi du 9 mm – José me l’a offert pour mon anniversaire – il se serait enroulé autour du 9 mm. Ça a pris un mois environ à Legs pour reconnaître d’emblée l’arme dont je viens de me servir et à présent il se dirige droit dessus sans plus avoir à fureter avec sa petite langue rose ainsi qu’il l’a fait la première fois. On dit que les serpents sont sourds, mais j’imagine que Legs perçoit les vibrations dans l’air ou un truc dans ce goût-là. Bref il sait faire la différence entre un 9 mm et un M 16. Je tiens ça pour acquis.
À la sortie de ce premier roman en 1986, A.C. Weisbecker était auréolé de mystère (ce dont témoigne le prière d’insérer de la traduction française de Richard Matas, en 1992 chez Gallimard – traduction dont je reparlerai un peu plus loin dans cette note : « Personne ne sait rien de ce mystérieux A.C. Weisbecker et, comme il tient à le préciser à la fin de son livre, « c’est très bien comme ça » « ). On sait désormais qu’Allan C. Weisbecker est « principalement » un routard journaliste ayant arpenté en long et en large l’Amérique Centrale pour le compte de divers magazines de surf, dont il est un pratiquant assidu et un spécialiste reconnu. « Cosmix Banditos » est sans doute l’une des plus belles réussites qui soient visant à transférer un imaginaire précis, celui composé à partir de narco-trafiquants mythifiés dans l’ensemble du bassin caraïbe, pour lui offrir, dans un mélange détonant de comédie farceuse et de cynisme débridé, une curieuse dimension presque métaphysique, en s’appuyant sur un parcours halluciné dans la théorie des quanta.
Il y a quatre ou cinq ans, au Panama, Robert, Jim et moi-même avions fait connaissance à bord du Don Juan. Un caboteur rouillé de soixante mètres – dont le nom de baptême m’échappe. Nous l’avions surnommé Don Juan du fait des fréquentes activités sexuelles menées à son bord durant les deux mois consacrés à sa remise en état à seule fin de pouvoir pulvériser le record de marijuana embarquée sur un navire. Tous étions associés au même cartel de trafiquants internationaux et avons tôt fait d’en profiter. Nous nous étions confortablement calés à l’Holiday Inn de Panama City – à l’heure de la révision du traité du Canal conduite par une commission d’enquête du Sénat. Nous avions dû éjecter de leurs chambres deux membres du Congrès afin que notre petite troupe puisse occuper tout le douzième étage. En comptant High Pockets, nous étions treize ou quatorze – suivant que l’un d’entre nous, pris de folie, errait tel le roi Lear.
Déjà nous étions flambés au El Panama, en grande partie à cause des crises de fureur de Robert – dont certaines, je dois dire, étaient justifiées. En de telles circonstances, moi aussi je pourrais balancer une pute par le balcon.
Plusieurs théories contradictoires circulaient sur notre compte, à savoir : quel genre d’enculé étions-nous ? Nous entretenions certaines d’entre elles de façon subtile. À l’évidence nous disposions de fonds incroyables (incroyable, c’est un cran au-dessus de illimité). Quoi que ce fût, nous le payions en liquide. Nous avions l’air de criminels, et nous étions complètement désorganisés.
Mercenaires américains interlopes, évadés de la CIA, du Département d’État ou des forces spéciales, seigneurs de la guerre, politique ou commerciale, en complet veston tropical ou en tenue traditionnelle de guérillero, joint à la bouche et cocaïne à la narine, pilotes alcooliques ou mécaniciens navals catholiques pratiquants, une faune très haute en couleurs hante les pages de « Cosmix Banditos ». Il serait dommage de révéler toutefois d’emblée la manière dont vont s’organiser en parallèle, autour du narrateur, quêtes très terrestres et quêtes éventuellement spirituelles, parcours géographique particulièrement physique et parcours intellectuel spécialement quantique. Retenons que la construction diabolique retenue par A.C. Weisbecker va bien au-delà de la farce picaresque (« un roman joyeusement immoral », le décrivait-il) pour tenter une authentique mise en abîme dans laquelle les temporalités et les niveaux de narration, abondamment commentés en notes de bas de page par le narrateur, depuis un autre point de vue, s’entrechoquent en émulant les plus fameux postulats ou lois que formulèrent jadis Niels Bohr, Werner Heisenberg, Erwin Schrödinger, et la plupart des autres grandes figures de la mécanique quantique (dont diverses citations ponctuent les chapitres du récit). Et tout cela en à peine 300 pages, pour nous offrir in fine un chef-d’œuvre gonzo redoutablement malicieux.
High Pockets et moi-même, nous étions vite endormis dans notre cabine en compagnie d’une petite douceur ramassée en ville quand je perçus cet affreux braillement, puis un plongeon. Je bondis, paniqué, me disant que le Don Juan avait paumé un joint et était en pleine perdition. Alors j’entendis rire Jim. Deux femelles effrayées chuchotaient. Un nouveau braillement incompréhensible – celui-ci mêlé à un bruit d’eau. Je passai ma tête par le hublot et regardai en bas. Robert tentait de tirer son énorme basse hors de l’eau, de se hisser sur le débarcadère en s’aidant d’une vieille chaîne glissante. Jim au bord du quai le regardait de haut en vociférant. Un magnum de Dom Pérignon dans une main et un magnum 357 dans l’autre. Un gigantesque joint collé aux lèvres et le bas du visage couvert d’une fine pellicule de dope péruvienne.
Quelques mètres plus loin, craintivement blotties, deux filles obèses.
– C’est quoi, amour ? s’enquit la petite sucrerie sur mon matelas mité.
– Rien, mentis-je. Rien.
Je pressentais les ennuis. Peut-être de sérieux ennuis.
– Jim, baisse ton arme.
Je m’efforçais au calme, mais nous étions dans la Zone du Canal, à l’époque toujours sous contrôle de l’armée américaine. Avec, entre les États-Unis et le Panama, des relations aussi tendues qu’elles l’étaient, je redoutais salement qu’un coup de feu ne déclenche la révolution ou bien une partie de foot.
Il est donc dommage que la traduction ne soit guère à la hauteur de l’ouvrage original, comportant trop d’approximations, tout particulièrement dans la gestion comique des noms communs érigés en noms propres à grands coups de majuscules, dont le traducteur ne semble pas avoir saisi la profonde cohérence, dans le petit massacre effectué sur les noms d’aéroports, d’avions, de voitures ou d’armes (qui sont pourtant un carburant solide et souvent essentiel de cette narration hallucinée), et dans l’ignorance du vocabulaire français consacré en matière de physique (la « dualité vague-particule » à la place de « dualité onde-corpuscule » en étant la manifestation la plus tragique, à côté du travestissement des différentes propriétés des quarks, à propos desquelles A.C. Weisbecker multipliait joyeusement les jeux de mots subtils). Mais cette réserve ne doit aucunement empêcher la lectrice ou le lecteur de se plonger avec délices dans la Folie Bandito, d’ailleurs plébiscitée par deux libraires d’un soir de la librairie Charybde, Laurent Courau en novembre 2011 et Raoul Abdaloff en janvier 2016 (que vous pouvez écouter ici) !
Charybde2 le 28/06/17
Cosmix Banditos de A.C. Weisbecker Folio policier
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