Antoine Mouton : «Le poème à laisser sur la note au moment de l’addition»
Paru en 2017 aux éditions La Contre allée, «Chômage monstre» est un recueil de textes poétiques sur ce que le travail fait au corps et aux mots. Dans «Le metteur en scène polonais», le personnage d’Antoine Mouton était aux prises avec un roman changeant, qui se transformait à chaque lecture, et qu’il tentait vainement de mettre en scène pour un grand théâtre. Les textes de ce recueil ne sont pas piégés mais ils méritent des lectures multiples, à voix basse puis à voix haute, et dévoilent des couches de sens à chaque lecture comme s’il fallait compenser le sens vidé du langage, siphonné par l’aliénation dans le monde du travail.
«Le poème à laisser sur la note au moment de l’addition», pour que les espèces sonnantes et trébuchantes soient avantageusement remplacées par des vers, forme une entrée en matière ludique, résistance poétique et chevaleresque contre des relations humaines uniquement régies par les échanges marchands, entre celui qui paie et celui qui sert.
«Monsieur que nous nommons garçon, serveur, s’il vous plaît ou Joseph
– Joseph si nous avons sympathisé,
ce qui est fort probable
car je vous trouve très aimable
et vous ai fait quelques blagues qui,
allégeant votre démarche raide,
ont dû vous donner une opinion favorable du client que je suis, hélas –
oui, Joseph, je vous trouve vraiment sympathique,
un peu prévisible certes (je m’attendais à l’addition),
protocolaire mais charmant,
bien qu’au-delà de la conversation légère,
des propos gais que nous avons tenus,
des mets succulents que vous avez portés à ma table,
de tous ces verres que vous avez remplis à ma demande
– tous mes vœux exaucés grâce à vous ! –
il y ait la note
dont le montant pourrait nuire à notre relation naissante
si j’en faisais cas (de la note ;
rassurez-vous, notre relation m’importe).» (Poème à laisser sur la note au moment de régler l’addition)
Entre les textes viennent s’intercaler des intermèdes courts comme des shots, souffles poétiques ou lignes tranchantes comme celle-ci, qui résonne encore plus fortement depuis quelques mois :
«Au dos des idéologies, on a accroché un poisson d’avril. En les regardant s’éloigner on s’est fendu la pêche. Bon débarras, a-t-on pensé. Mais il reste une idéologie, celle du poisson d’avril, et c’est en elle que nous vivons désormais.»
Étrange et puissant, redoutable interrogation poétique sur le travail, «Le problème de la division» saisit le problème de cet emploi salarié, indispensable pour manger mais souvent introuvable et qui coupe l’appétit ; il parle métaphoriquement de la boule au ventre des salariés et des chômeurs, de leur voix qu’on ne peut pas ou ne veut pas entendre, des polémiques et de l’absence de pensée sur le partage du travail et le chômage, de cette valeur travail dont on fait une indigestion, qu’on en ait un ou pas.
«Maintenant», texte du repli sur soi paranoïaque dans une société de peur et de surveillance fait entendre des échos du «Terrier» de Franz Kafka ou du «Début de quelque chose» d’Hugues Jallon.
Évocateur de l’art funambule du langage d’un Raymond Devos, du souffle et de l’humour abrasif du «United Problems of Coût de la Main d’Œuvre» de Jean-Charles Massera, «Dire entendre penser» sonne comme une révolte contre le langage stéréotypé et vidé de son sens, contre une société dans laquelle personne ne s’écoute plus, où le langage a été vidé de son sens en même temps que les actes, où les dominants sont coupés des dominés, où les actifs et les inactifs ont peur les uns des autres, contre une société sans dialogue qui ne fait plus société.
«personne ne dit jamais rien tout le monde parle tout le temps tout le monde se tait sous les mots se tapit s’aplatit sous les mots se réfugie puis change aussitôt de refuge on soulève un mot rien dessous le locataire est en fuite le colocataire est au boulot le sous-locataire est dans la rue il traîne son silence en silence il trimballe son bruit tout seul il a laissé son cri dans une chambre d’hôtel il doit des nuits que les jours ne paient pas il a perdu ses papiers ses mots sont tombés du radeau de toute façon on les lui aurait confisqués quant à la concierge elle est dans l’escalier dit le panneau mais le panneau ne dit pas quel escalier tout le monde tombe dans le panneau il faut être dans ses petits papiers rien ni personne à déclarer dévoiler la clarté des personnes absentées
quelqu’un dit quelque chose que je ne veux pas entendre si bien que je dis quelque chose que je ne veux pas dire et personne ne l’entend
quelqu’un entend mais ne dit rien
quelqu’un entend quelque chose mais n’en pense pas moins
ni plus
quelqu’un s’entend dire quelque chose qu’il ne pensait pas et se met à le penser soudain …»
«Après quoi», sous-titré «Chômage monstre», long poème sur la contrainte du travail qui kidnappe les corps et même les esprits, sur l’envie d’ouverture et de liberté, est le texte le plus poignant de tout ce recueil, dédié comme un adieu par Antoine Mouton à ses employeurs.
Éric Darsan en parle magnifiquement sur remue.net ici.
Antoine Mouton - Chômage monstre - éditions La Contre allée
Charybde7
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