Ah que je t'aime te détester, Johnny
Peut-on aimer Johnny sans le détester ? Ou l'aimer pour mieux le détester ? Question pas fastoche ! Il restera quand même dans nos mémoires, malgré la ronde des politiques et courtisans qui le récupèrent en monument français et s'occupent de son oraison funèbre, un "Que je t'aime" choc et hyper sexuel en un été 69 torride.
Je ne peux pas dire que j'aimais Johnny. Non, il me les brisait en fait. Et je vais sûrement agacer mes camarades de l'Autre Quotidien. Mais quand même la puissance de cette voix. Philippe Manoeuvre expliquait récemment comment Johnny avait passé une nuit en studio avec Otis Redding, de passage à Paris, qui lui avait révélé quelques secrets pour placer sa voix. Peu de temps après, il sortait "Noir c'est noir" (1966), avec une section de cuivre rythm'n'blues.
Il y aura eu surtout ce "Que je t'aime" souvent moqué, mais vraie chanson érotique torride. Chanson parfaitement en phase avec l'époque, pysché-rock, à coup de cascades d'orgue et de cuivres, là encore. La voix n'était pas encore bodybuildée. On est en juin 1969 (année érotique, forcément), deux ans après la sortie de "Nigths in white satin", chanson tout aussi érotique et somptueuse. Il faut reconnaître qu'expérimenter ses premiers slows à cette époque lors des booms des jeudis après-midis (à l'époque, sortir le soir n'était pas encore la norme) avait franchement de la gueule. Alors Johnny Halliday et ce "Que je t'aime" ? Toute nana a forcément vu ses hormones s'affoler en l'écoutant. La puissance alliée du texte, de l'orchestration et de l'interprétation, c'est un vrai tsunami émotionnel et sexuel, ce truc, faut quand même le reconnaître. Les nanas en perdaient tellement les pédales à l'époque, qu'elles s'évanouissaient en concert.
Ok, je ne peux pas dire que j'aime Johnny. Je suis sans doute la seule personne en France à avoir affiché sur ma porte, par boutade bravache, une photo du Johnny national barré d'une interdiction de stationner... C'est vrai, il avait finir par devenir tout ce que je déteste. Cette ronde des courtisans et politiques, qui se chargent aujourd'hui de son oraison funèbre, l'unanimité de cette famille incestueuse de la variété/rock -entre rock et variété on n'a pas envie de trancher, on s'en fout- et du cinéma français qui nous refile ses rejetons à tire-larigot. On se souviendra que si Johnny s'était brouillé avec Sarkozy, c'est parce que ce dernier -quel ingrat- avait refusé de faire pression pour que le petit David Halliday ait son émission de télé. Et nous de suivre ces dynasties people comme les Anglais suivent le moindre déplacement de la Reine. Et puis l'exil fiscal, le chalet à Gstaad, ah que coucou, n'en jetez plus. Et surtout cette obligation fait à tout bon Français d'aimer Johnny, tellement inscrit dans l'ADN national qu'il en avait gommé jusqu'au nom de famille. Et aujourd'hui, donc, cette injonction à "être Johnny" comme certains furent Charlie. Alors on préférera plutôt faire un bon gros doigt d'honneur.
Mais il restera quand même ce morceau de bravoure, l'un des moments les plus dingues de la chanson française. Et ce texte qui nous cueille d'abord dans "un champ d'été", jusqu'à ce "corps qui devient dur" et "ce ciel qui dans tes yeux n'est plus pur", hymne au dépucelage. Des "mains qui voudraient", des "doigts qui n'osent pas", jusqu'à devenir "chienne à l'appel du loup pour briser ses chaînes". J'avoue que ce qui m'intriguait le plus c'était ce "corps lourd comme un cheval mort, qui ne sait pas, ne sait plus s'il existe encore". On peut comprendre le KO infligé aux auditeurs de ce tube incandescent.
Composée par Jean Renard, avec des paroles incroyablement osées pour l'époque -et je ne suis pas loin de penser que c'est un sommet indépassé. Bien sûr, il y a eu Gainsbourg/Gainsbarre. On peut refaire le match avec "Je t'aime moi non plus". Mais Gainsbourg, c'est le second degré, quand Johnny Halliday ne connaissait que le premier (degré). On n'a donc pas cette connivence de canaille du pas encore Gainsbarre et tout feu tout flamme de sa Jane. Juste une chanson incroyablement brute et directe -quoi que moins qu'il n'y paraît vu le cheval mort, on y revient) avec ces paroles de Gilles Thibaut.
Gilles Thibaut était un cousin par alliance de Colette Magny, elle aussi voix incroyable, mais bien moins connue. Gilles Thibaut, donc, qui dans les années 1950 s'intéresse plus au jazz qu'au rock et qui collaborera avec Sidney Bechet avec lequel il joue au Vieux Colombier, club mythique de Saint-Germain. C'est encore lui, ce Gilles Thibaut, qui écrivit "Cheveux longs et idées courtes", en réponse à Antoine proposant de "mettre Johnny en cage à Medrano", mais surtout un incroyable "Requiem pour un fou" (1976) et le sympathique "Ma gueule", écrit pour Alice Sapritch, la Saptritch, elle aussi personnalité et voix unique, qui ouvrit la voix à des physiques hors norme comme ceux de Rossy de Palma. "Ma gueule" qui collera au Johnny comme un vieux chewing-gum (encore un truc totalement passé de mode).
Gilles Thibaut touchera aussi le jackpot pour avoir co-écrit avec Claude François "Comme d'habitude", qui deviendra "My Way" en anglais. Bref, si Johnny avait un instinct politique de merde, il avait en revanche un instinct artistique incroyable. Finalement, ce que je retiendrai le moins, c'est le Johnny yéyé, même si en décalque d'Elvis, il annonçait la possibilité du rock en Français, autrement que sous la forme d'une plaisanterie vacharde à la Boris Vian et Salvador. Mais franchement, je donne mille "souvenirs souvenirs" et même "dix Noir c'est noir" pour un seul "Que je t'aime". Chanter un truc de cet acabit, il fallait vraiment oser, tellement c'est possiblement casse-gueule. Il faut une sincérité totale pour réussir ça. C'est sans doute ça Johnny Halliday, un mec qui osait puissance 1000 et qu'on pouvait même se permettre de détester ou de moquer ouvertement. Donc, voilà, je viens de faire mon coming out hallidaysque et je n'en suis pas fière. Mais que voulez-vous, il y a des trucs auxquels il est difficile d'échapper et "Que je t'aime" en fait partie.
Nous empruntons les photos de Johnny en scène au site de JHRoute 66, fan inconditionnel de Johnny Halliday
Véronique Valentino