Valeurs : La stigmatisation des ’assistés’, la ’fin de la compassion’ ou la ’pauvrophobie’ ne sont le fait que d’une minorité
Dans leur immense majorité, les Français restent solidaires des plus pauvres et soutiennent les politiques sociales. La stigmatisation des ’assistés’, la ’fin de la compassion’ ou la ’pauvrophobie’ ne sont le fait que d’une minorité. Une analyse du Centre d’observation de la société.
Que pensent les Français [1] de la pauvreté et des personnes pauvres ? Le plus souvent, les discours publics oscillent entre misérabilisme (en hiver surtout) et stigmatisation des « assistés », ces allocataires de minima sociaux ou d’allocations chômage qui profitent de la vie sans rien faire. Il existe pourtant des enquêtes d’opinion sérieuses, répétées d’année en année depuis plus de quinze ans qui permettent d’en savoir plus : le « Baromètre d’opinion », publié depuis 2000 par le ministère des Affaires sociales [2] et l’enquête « Conditions de vie et aspirations », réalisée par le Crédoc depuis 1979 [3]. Leur ancienneté permet de dépasser les effets du contexte médiatique. Elles font apparaître une population bien plus compréhensive envers les plus démunis qu’on ne l’avance souvent. Les Français n’ont en rien succombé à la « pauvrophobie », terme parfois employé pour décrire les manifestations d’hostilité envers les plus pauvres.
91 % des Français estiment que la pauvreté a augmenté au cours des cinq dernières années (données 2015). Le chiffre augmente depuis 2002 pour se stabiliser à partir de 2009 autour de 90 % [4]. Comme l’expliquent Régis Bigot et Emilie Daudet du Crédoc : « le chômage (…) semble être une véritable ’courroie de transmission’ entre la conjoncture économique et l’opinion relative aux politiques sociales » [5]. Ces réponses sont liées notamment à la progression du nombre de demandeurs d’emploi.
L’inquiétude quant à l’avenir offre un profil identique : 88 % de la population estime que la pauvreté va augmenter dans les cinq prochaines années, chiffre en hausse depuis 2004. Plus on pense que la pauvreté augmente, plus on se sent inquiet pour son avenir. Un quart de la population estime qu’il y a un risque personnel pour elle de devenir pauvre (réponse « oui », et « oui, plutôt »), 61 % estiment qu’il n’y a pas de risque (ou « plutôt pas ») et 12 % se sentent déjà pauvres et ne peuvent donc pas le devenir. Au passage, ce dernier chiffre est inférieur au taux de pauvreté au seuil à 60 % du niveau de vie médian le plus souvent diffusé.
Le ministère des Affaires sociales pose aussi une question dans un registre un peu différent : « Est-ce que la pauvreté est un sujet qui vous préoccupe personnellement ? ». L’enquête tente ici de mesurer le niveau d’inquiétude des individus. Massivement, les Français répondent « oui », à 90 % depuis 2000. Ils s’inquiètent du sort de leur prochain et l’idée que chacun puisse disposer de conditions de vie dignes est une valeur profonde. Premier indice qui montre que la population est loin de partager un discours qui montrerait du doigt les plus pauvres. Pour partie aussi il est vrai, comme l’analyse le sociologue Julien Damon, cette sensibilité à la pauvreté dépend du débat sur le sujet. « Il est probable que la qualité et l’orientation des discours publics, assis désormais sur un ensemble de chiffrages touffus, jouent un rôle en la matière », note-t-il [6].
Un quart de la population estime qu’il y a un risque qu’elle devienne pauvre dans les cinq ans (en réalité, la réponse est « oui, plutôt », ce qui reste très vague). Contrairement au sens commun [7], les Français ne sont pas « pessimistes » mais réalistes : ce chiffre est inférieur à ce qui ressort des données de l’Insee sur le sujet, pour qui sur cinq ans un tiers de la population a été confronté à la pauvreté [8].
Quid de l’assistanat ?
Qu’en est-il de l’assistanat ? À la question « Quelles sont les raisons qui, selon vous, peuvent expliquer que des personnes se trouvent en situation de pauvreté ? », la première réponse (plusieurs sont possibles) est massivement : « Il n’y a plus assez de travail pour tout le monde » pour 74 % de la population (année 2015), en hausse très nette depuis 2007, reflet logique de la progression du chômage. 71 % estiment que les pauvres sont dans cette situation « parce qu’ils manquent de diplômes », donnée stable depuis 2000. Pour 57 %, c’est « la faute à pas de chance », là aussi quasiment au même niveau qu’en 2000. Coté assistanat, ceux qui pensent que les pauvres ne veulent pas travailler sont 49 %, un chiffre qui évolue peu sauf en 2014 où il a augmenté de 7 points, pour retrouver en 2015 son niveau déjà atteint en 2007.
Le Crédoc pose une question semblable, mais où seules deux réponses sont possibles, ce qui impose de choisir son camp [9] : pensez-vous que les personnes sont en situation de pauvreté, « parce qu’elles n’ont pas fait assez d’efforts » ou « parce qu’elles n’ont pas eu de chance ». Massivement, c’est la faute à pas de chance qui domine avec 62 %, contre 34 % pour le manque d’efforts (données 2015) : les Français sont loin d’être convertis aux discours de dénonciation de l’assistanat. Là aussi les réponses demeurent, au fond, relativement stables dans le temps si on prend un minimum de recul. La part de ceux qui pensent que les pauvres ne font pas assez d’efforts a baissé de 36 % à 28 % entre 2005 et 2011, elle est ensuite remontée à 37 % en 2014. Ces chiffres peuvent être interprétés comme la volonté de signaler à l’exécutif en place d’être prudent : sous la droite, le citoyen insiste sur « la faute à pas de chance », sous la gauche il signale le manque d’efforts de certains.
Le Crédoc pose par ailleurs la question spécifique de l’effet du RSA : pensez-vous qu’il « donne un coup de pouce pour s’en sortir » ou qu’il « risque d’inciter les gens à ne pas chercher de travail » ? [10]. Là, les avis sont bien plus partagés : 53 % pour la désincitation, 44 % pour le coup de pouce, en 2014. La formulation de la question reste vague : il s’agit de savoir si le RSA « risque d’inciter » et non s’il « incite » avec un choix binaire pour le répondant. On peut très bien penser que le RSA « risque » d’inciter à ne pas travailler mais que ce n’est massivement pas le cas.
La part de ceux qui pensent que le revenu minimum (RMI à l’époque) ne pousse pas à chercher du travail a fortement cru dans les années 1990 avec la montée en puissance du dispositif : elle est passée alors de 30 % à 53 % en 2000. Depuis, elle est restée stable, elle a baissé de 15 points entre 2007 et 2010, mais est remontée de 17 ensuite. Logiquement, la part des partisans du coup de pouce est l’image inverse, puisque seules deux réponses sont possibles.
Au total, quels que soient les outils que l’on utilise, en aucun cas les enquêtes ne laissent entrevoir une opinion massivement convertie aux arguments selon lesquels les prestations sociales entraîneraient une « désincitation » au travail, même si au sujet du RSA les réponses sont plus partagées.
Un changement de discours
Les valeurs partagées par les Français ne fluctuent pas comme la météo au gré des sondages. Ces données invalident la thèse d’une opinion publique qui serait devenue de plus en plus sévère vis-à-vis des pauvres. Reste à expliquer un certain nombre d’inflexions que l’on mesure depuis 2013. Selon le Crédoc, la part de personnes qui pensent que le RSA risque d’inciter les gens à ne pas chercher du travail est passée de 43 % à 53 %. Un mouvement inverse à la baisse a été enregistré entre 2007 et 2010, de 51 % à 42 %. Selon le ministère des Affaires sociales, la part des personnes qui souhaitent que l’on baisse le RSA a augmenté de 6 % en 2010 à 17 % en 2015 (contre 60 % qui veulent qu’on l’augmente).
Le Crédoc y voit une évolution de fond. « Entre la crise de 1993 et celle de 2008, l’opinion semble s’être « durcie ». Le mouvement de compassion à l’égard des personnes qui vivent en situation de pauvreté est moins net qu’en 1993. Surtout, contrairement à ce qui s’est passé en 1993, l’opinion déclare moins souvent que les pouvoirs publics ne font pas assez pour les plus démunis. », expliquent Régis Bigot et Emilie Daudey, du Crédoc [11]. Cette analyse demande à être confirmée dans le temps. La part de ceux qui estiment que les pauvres sont dans cette situation parce qu’ils n’ont pas fait assez d’efforts a augmenté de 25 % en 2009 à 37 % en 2014, mais, là aussi, simplement pour revenir à son niveau de 2005. Un peu moins des deux tiers des Français estiment toujours que les pauvres n’ont pas eu de chance. 91 % des Français estiment que les pouvoirs publics font « ce qu’ils doivent » (32 %) ou « pas assez » (59 %) pour les plus démunis. On fait plus probant comme durcissement.
La fatigue de la compassion – sorte de lassitude des Français face au système de redistribution – reste très minoritaire, mais elle a toujours existé. Sur une courte période, de trois ou quatre ans, les enquêtes traduisent le déplacement d’un dixième de point d’indécis si on les contraint à choisir un camp. Elles ne veulent tout simplement pas dire grand chose. L’erreur principale est de prendre une réponse sur le vif à un sondage pour une évolution de fond, de confondre l’opinion du moment et les valeurs.
Si les valeurs fondamentales n’ont guère évolué, un changement s’est opéré à partir de 2013 : le thème du ras-le-bol fiscal puis de l’assistanat s’est généralisé dans le discours politique à droite et à gauche. Devant une crise sociale et économique sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale, la tentation est grande de désigner des responsables. Une spirale s’enclenche alors : la thèse de la fatigue de la compassion sert de fondement aux discours dénonçant l’assistanat, pour aller dans le sens de l’opinion telle qu’on la perçoit. Les discours publics, relayés, alimentent les sondages qui nourrissent à leur tour les discours [12]. Nombreux sont ceux qui sont tombés dans le piège en décrivant une France envahie d’anti-pauvres.
Les enquêtes d’opinion méritent mieux que l’usage qu’on en fait aujourd’hui, pour autant qu’on les manie avec distance et précaution. L’étude sur longue période de l’opinion vis-à-vis des plus pauvres rejoint les conclusions des travaux du sociologue Vincent Tiberj sur les valeurs, en particulier l’immigration et l’homosexualité : « Le public français n’a jamais été aussi ouvert et tolérant, écrit-il. Il n’en demeure pas moins que le contexte est déterminant dans les évolutions normatives des électeurs » [13]. Finalement, ce qui ressort des enquêtes est plutôt une bonne nouvelle pour les plus démunis, dont le sort est bien mieux compris par l’immense majorité de la population qu’on ne le dit. Dans une conjoncture politique (et sans doute économique) différente, les discours pourraient l’être tout autant, ainsi que les résultats des sondages. Beaucoup de bruit pour rien ?
Quelques précautions à prendre en matière d’enquêtes d’opinion
Les données d’enquêtes d’opinion ne valent que pour ce qu’elles sont : une interrogation non préparée avec des réponses vite données, non construites. Le contexte médiatique du moment de l’enquête influence ces réponses rapidement obtenues. Elles ne traduisent pas nécessairement les appréciations de fond que l’on pourrait par exemple obtenir avec des enquêtes qualitatives et des entretiens longs sur un seul sujet.
La forme des questions, le type de réponse proposé, l’absence de non-réponse possible, la rapidité avec laquelle sont traités les questionnaires posent de nombreux problèmes, sans même parler de la représentativité de l’échantillon. Les variations sur des temps courts (2 ou 3 ans) et de faible amplitude n’ont pas de pertinence statistique. Le problème n’est pas tant le sondage en lui-même que la pertinence de son utilisation et des conclusions qu’on en tire.
Notes
[1] Terme employé par commodité car les étrangers sont aussi interrogés. Il faudrait indiquer à chaque fois, « de la population vivant en France ».
[2] « Baromètre d’opinion 2015 », Drees, ministère des Affaires sociales.
[3] Il faudrait y associer l’enquête sur les valeurs réalisée par l’Association pour la recherche sur les systèmes de valeurs et dont la première édition date de 1981, mais les derniers résultats disponibles datent de 2008 et sont difficilement utilisables aujourd’hui.
[4] Sauf précision, les chiffres utilisés sont ceux du ministère des Affaires sociales.
[5] « La sensibilité de l’opinion publique à l’évolution de la pauvreté », Document de travail n°126, ministère des Affaires sociales, juin 2013.
[6] « Que pensent les Français de la pauvreté ? », Julien Damon, Droit social, n°12, 2010.
[7] Pour un bon exemple, lire : « Lignes de failles. Une société à réunifier », rapport de France Stratégie, octobre 2016.
[8] « Pauvreté monétaire et en termes de conditions de vie : sur cinq années un tiers de la population a été confrontée à la pauvreté », Revenu et patrimoine des ménages, Insee, 2012.
[9] Procédé classique des sondages très réducteur, qui empêche toute nuance.
[10] Il n’est pas possible de choisir « un peu des deux »…
[11] « La sensibilité de l’opinion publique à l’évolution de la pauvreté », Document de travail n°126, ministère des Affaires sociales, juin 2013.
[12] Le phénomène est exactement le même mais plus ancien sur la question fiscale et l’immigration.
[13] « Valeurs : les leçons du long terme », Vincent Tiberj, in Droitisation en Europe. Enquête sur une tendance controversée, Fondation Jean-Jaurès, mars 2014.