La splendeur inavouée du chant de Benoist Demoriane
Qu’appréhende au juste le photographe dans ces rendez-vous photographiques, que se passe- t-il dans le studio, lieu du rendez-vous, lieu clos, évocation du cabinet particulier, du salon aux divins secrets? Est ce juste l’opportunité d’un regard au bord du voyeurisme et l’occasion de transes visuelles ou beaucoup plus? Benoist Demoriane présente ici un projet de livre autour du thème central “Le peintre et son modèle”, sous le titre Les “Visites d’atelier”.
Benoist Demoriane est photographe au sens plein du terme, alors qu’il se définit plutôt comme peintre. Dadaïste convaincu, d’esprit surréaliste, on pensera surtout à Man Ray, Molinier, tout le long de ce roman visuel, Il écrit: » Je viens de la peinture, du dessin, de la gravure, la photographie est à mes yeux un art mineur, que je m’efforce de malmener, violenter, valdinguer, pour tenter de le hisser plus haut que lui-même, d’où le Flou-de-bougé qui est la forme de mon don-quichottisme aigü… » un sixième de seconde, le temps de l’obturation et celui de la suture…
L’espace du studio devient théâtre, espace et temps liés à l’instant de l’apparition de la jeune fille, rêvée depuis longtemps, oubliée et présente, le photographe est prêt à se saisir de l’éclat de ses lèvres, de sa bouche, de cette chevelure de feu sur ces seins de marbre, de l’ombre des cuisses à la neige du pubis, des rondeurs des fesses aux reins enflammés, quand toute légèreté est fille du sang et du désir avoué. Le miroir du studio joue ici un rôle prééminent, il devient le lac gelé des contes de Grimm, l’endroit où se reflètent les ombres fragiles des acteurs, cités par le jeu des séductions. L’ombre noire du photographe s’efface lentement, absorbée par la profondeur du miroir, ombre circadienne, tandis que le corps souple et frais se prend dans le rais de sa propre séduction; le miroir s’inverse, disparition, apparitions s’affirment, plus justes dans l’oeil du démiurge qui compose, reçoit, élit, élève l’infante aux frontispices sacrés d’Éros. Rites de passage, occasions de situer l’émoi dans l’image du corps chanté, élégies , un souffle antique porte le rêve aux bords du temps. L’image se construit à travers le souffle silencieux et l’invisible présence du photographe.
Demoriane enfante un temps précis, chaîne le flou du bougé au pas de deux pour entrer dans la neige argentée du miroir, horizons parallèles, phénoménologie de la création sur un thème qui traverse toute l’histoire de la modernité en peinture de Cézanne, Matisse, ou plus saillant encore chez Rodin, Degas, Manet, Rubens, Delacroix. Demoriane, en peintre, travaille dans l’espace de l’atelier la réception des images venues du sel des larmes d’Éros, brûle aux joies chantées en secret du Nu .
Pour ce faire, il s’en remet à cette sensibilité picturale, évoque la figure de Dionysos et se réfère à la naissance de la tragédie. L’épreuve des regards, ces coups d’oeil, comme des coups de fouet, est un appel porté sur la chair blanche, dansante, ronde matissienne, ravissements, naissances. Une rencontre a lieu dans la profondeur nacrée des eaux sourdes, glacées, dans l’hiver gelé de l’onirisme métaphysique. Ici les miroirs parlent et se souviennent, une mémoire prend effet, et raconte…
Passés les ponts, le double sujet, le couple fortuné, élu, modèle féminin / photographe masculin cherche une fusion idéale et légère, quand tout est nu et que toute fuite, devenue impossible, conjugue les temps séparés vers une révélation, apocalypse du sens, vers une vérité qui s’écrit, dans le déploiement du chant intérieur, de l’espace-temps de la photographie.
Quand tout se fait silence et ombres noyées, frémissements, ondulations, alanguissements, séductions. c’est l’heure où s’écrivent par fragments les états d’un Discours Amoureux, contre le néant, dans l’affirmation de ses jeux, de ses je…
Réminiscences barthésiennes, traductions romantiques du charme, une opération métaphysique et littérale extrait par touches le discours amoureux hors du fascinum, en plein ravissement et de ce qu’il révèle d’invisible. Le désir est ployé par la poésie des formes et l’extrême tension qui en résulte. Demoriane s’affranchit de la pulsion, invente dans la langue, le poème vivant de sa victoire distanciée. Une maîtrise du temps se fait par l’ouverture des possibles, loin des forclusions et l’acting du modèle, le texte photographique prend alors en charge l’étant du couple, agi par le romanesque de la situation. Ça parle, ça voit (Lacan); à ces moments là… se crée un entre-deux, espace de révélations identitaires, où peuvent s’échanger les regards, où peut s’extraire ce chant d’amour idéal, devenu possible à cet instant, déconnecté de toute séduction sexuelle, tue et, paradoxalement, pourtant toujours retentissante.
Tout se passe à travers ce glissement progressif de l’image – bien sur on pense au cinéma de Bunuel – et au statut de l’image, de la perception à travers le miroir, conscience spéculaire prise dans son reflet inversé, dilution des repères physiques du plan, le miroir est un ciel où se projettent les corps, un espace hors du temps, l’eau glacée d’un lac. Toute une cosmologie désormais innerve le sens de la fuite, de la disparition et de l’apparition du corps désiré, le rappel d’une sensibilité historique maintient la suprématie de la vision romantique sur le réel et plonge la perception de l’image du corps nu dans l’Opéra wagnérien ( Parsifal, Lohengin ) la littérature , Nerval, Von Eichendorff, les Grimm, Büchner….Il y a contaminations, recouvrements, l’image est dynamisée par l’espace référentiel qui la sous-tend. La beauté parait nue, unifiante, la jeune fille glisse sous l’oeil, devient odalisque, Omphale, nymphe, ombre blanche, brulure, dont le visage alors se dessine et voit.
La distribution des rôles dans l’aparté du studio met en scène une sorte de drama antique où se joue quelque chose du mythe réintroduit inconsciemment à partir des relations de séduction entre masculin et féminin, Hercule et Omphale, Ulysse et Nausicaa, … comme si Demoriane cherchait à percer le secret fondamental des origines. Faut-il revenir à Platon et au mythe fondateur de la séparation de l’unité primordiale, séparée en deux parties, féminin-masculin, condamnant chacun à chercher la part manquante et à jouir de l’union retrouvée. L’Éros, étant la force d’attraction produisant ce trouble, cette excitation, cette énergie, cette rencontre.
Tout un ballet dansé se profile, fils du roman et prépare l’hymen sacré d’un retour à l’Unité, idéalement. Surprises, ces jeunes femmes nues, offertes, ouvertes, dansantes, se meuvent dans l’impitoyable oubli, sur et sous la surface argentée des miroirs. Comme si, un chant nocturne montait du silence; chant secret, mélopée, hymnes à la splendeur et à l’éclat du jour passé, venu emplir la nuit des sels d’argent de l’épreuve du retour au jour (Orphée). Alors que se fait le songe énamouré et que s’improvise une chasse digne de Diane, traits d’argents, flèches, éclairs, reflets de nacres, fêtes galantes aux aurores éclairées de feux, ombres projetées où tout dort et vit, palpitations marmoréennes, longues jambes, serpentaires remontant, en secret le chemin inversé du jour. Demoriane, démiurge et fier de l’Être compose l’harmonie secrète du chant.
Demoriane serait il ce passeur de rêves, ce chambellan du songe subsumé de l’ange, amenant par les baptêmes inspirés, le feu sacré à l’élue de l’instant, recevant le don de sa présence nue? …et dans ce jeu, ne faudrait-il voir que le rappel antécédent de l’orgie de la Peau de Chagrin, Raphaël de Valentin hanté par le chef d’oeuvre inconnu, cité par Cézanne…
Et le songe d’un monde débarrassé de la culpabilité judéo-chrétienne se met à vibrer dans l’évocation de la bacchanale de Tannhaüser illustrée par Fantin Latour ou celle de Faust de Gounod, ou celle encore du banquet des dieux peint par Van Balen, thème traité par les Maîtres, Rubens, Rembrandt, Brueghel, Vermeer etc… profusion de chairs nues, de vaisselles d’or, de contemplations et d’étreintes, suscitant le plaisir, l’abandon, le retour du divin sur terre dans l’apologie des sens, de leurs embrasements sans mesure.
Je crois que toutes ces images hantent en fantômes le dispositif secret de Demoriane, comme une déraison imprécative et sonore, forme définie de l’événement et du happening, séance d’écriture à la lumière du corps, ombre qui soustrait ou souligne, noirs et blancs, Petits chevaux de Tarquinia* aux hennissements solides. Qu’en serait-il du quotidien sans la passion rougeoyante et l’ombre qui se dessine au-delà du cercle de lumière, quand la pénombre gagne et quelles parts d’indistinction, la photographie de nus de Demoriane, recouvre-t-elle en soi? Est-ce l’appel de la Beauté, le fléchissement de l’impudeur, la provocation de la chair, voire l’appel d’un sacré?
Laissons lui la parole: "Les photographies où l’absent se révèle et se représente dans un flou-de-bougé, n’ont pas été prises, elles ont été reçues. Dans ce mouvement, le modèle ne pose pas, elle n’est pas exposée, ni posée, ni en position, elle est en dé-position constante, et moi, photographe, je prends sa déposition, son témoignage d’être là… C’est donc bien une image de temps, une chronographie."
On sent qu’une conscience, qu’un Esprit plus vaste entre en résonance avec le peintre et son Modèle, que se joue dans la provocation et l’échange des désirs, un autre événement, celui de l’identité, ou des identités et des interrogations sur les lieux et le temps où elles portent et, potentiellement accomplissent.
La Vérité en serait une récompense. Homme de grande culture, Demoriane écrit: » Comme l’accumulation des traits, en dessin, des touches et des couches, en peinture, où chaque petit morceau d’incertitude, d’essai, contribue à la manifestation de la vérité, quête de précisions, enquête, instruction, il faut instruire la forme, tenter d’expliquer l’image par l’image, par la métaphore… Je suis l’artiste, l’amoureux, le rêveur, je suis dans la Lune, et chaque séance avec mon modèle, avec mon idéal, me coûte un toujours nouveau premier pas, celui de l’approche amoureuse, souffle court, coeur battant, avec un toujours nouveau premier mot, au clair de la lune, pour écrire un mot, pour rompre le silence, et entendre mes voies…" Benoist Demoriane Les Visites d’Atelier
Benoist Démoriane décrit ainsi les premiers moments de ces prises de vues, de vies… irrationnelles et intentionnelles, expériences projetées de l’intérieur vers l’extérieur afin de trouver le chant nu du festin oublié. Tout est simple à l’entendre… « Nous sommes habituellement en face à face, et à quelques mètres de distance, pour les prises de vues, bien encadrés dans la rassurante matérialité de l’atelier… Mais cette image nébuleuse, irréelle et trouble de nous-mêmes nous révèle un état d’une puissante impudeur, d’une vive indécence… Nous n’y sommes étrangement plus semblables à nous-mêmes, et comme devant une indéfinissable et fuyante vérité, où nous sommes transportés, au-delà de toute logique, dans une transfiguration de nos rôles de modèle et de peintre, mais aussi une transformation de notre nature… » et de quelle nature pourrait il s’agir, sinon de celle dont parle Zarathoustra, de cette quête de la vie vers le Gai Savoir, du rejet des conditionnements vers la libération de la culpabilité et le retour à la Joie. Le Surhomme est, de ce fait, un guerrier de la connaissance, de la science joyeuse, celle qui détruit les anciennes illusions et bâtît de nouvelles valeurs.
Il m’apparait que ces photographies sont issues d’un esprit bachique et dionysiaque, résultant d’un long travail préparatoire, qui ne sacrifie rien ni de l’effort de se rendre libre à la vision, ni de se voir projeté dans ce rôle de faune, ni d’entreprendre, aux confins des mondes le lent travail du surgissement du sens de la Vérité à travers celui des sens. D'où ce trouble naissant du glissement de l'image à son reflet, emportant le regard complice du regardant….
Demoriane expose peintures, dessins, gravures à Paris et en Europe du Nord et notamment à Weimar, Bruxelles, Cracovie. Issu des Beaux Arts de Paris, Il réalise costumes et affiches pour le théâtre. Artiste complet, ayant à disposition plusieurs langages plastiques, il expose ses photographies de nus au FEPN d’ Arles, Apparitions (2012) à l’Atelier galerie, Double Je (2013), à la galerie Claude Samuel Théories Paris (2014). reconnu pour ce donquichotisme et cette signature du temps d’exposition, donnant ce flou de bougé, devenu sa marque. Le futur ouvrage, promet une intensité supérieure du Voir, de l’Entendre et du Toucher. En cours d’écriture depuis cinq ans, inspiré de Balzac, “Le chef d’oeuvre inconnu”, des Métamorphoses d’Ovide, et j’ajouterai qu'on y découvre tout un romantisme électif, une sensibilité développée à travers l’acte photographique créant une maïeutique; une réflexion constante sur ce qui fait de sa pratique photographique une expérience du ÇA VOIT (Lacan), attachée également à une ré-appropriation du mythe d’Orphée et de tout un réseau de sens issu de l’acte photographique même, dans une dialectique voyant/aveugle, chère au surréalisme.
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* Roman de 1953 de Marguerite Duras, dont le titre vient de l’un des personnages qui rêve d’aller visiter Tarquinia pour sauver son couple et échapper à la monotonie du quotidien.
Pascal Therme le 30/11/17
Benoist Demoriane, livre à venir : Les Visites d'atelier