Auto-portrait de Richard Hell à l'œil du lézard
Unique roman de Richard Meyers, plus connu comme ex-(mauvais) bassiste des Voidoids et auteur de l'hymne punk US Blank Generation sous le pseudo de Richard Hell, L'Œil du lézard est une fantaisie camée (avec des maux) et un ton ironique-décalé qui fait mouche à chaque fix. Un vrai régal de lecture sur l'auto-apitoiement, la défonce, le voyage physique et mental. Ceci, en empruntant les autoroutes beat américaines et en remontant une voiture de San Francisco à New York pour en tirer un roman et des photos…
Datant de 1986, Richard Hell bossait déjà dans une grande librairie new-yorkaise à l'époque de sa rédaction, ne faisant plus de musique que de manière épisodique, après l'échec d'un super album passé à l'as et sorti en 1982, Destiny Street et suivi quelques temps, une carrière d'acteur (Smithereens et Recherche Susan désespérément.) M'enfin bon, la vie de junk a ses priorités directrices que la raison (autre que celle du prochain fix) ignore superbement. Ce livre a peut-être à voir avec une auto-psy dévoyée, car l'animal, grandi au Kentucky, est assez retors…
Comparé aux reportages lyriques de Hunter S. Thompson ou aux romans autobiographiques de Kerouac, L’Œil du lézard est une pure fiction, dont le modèle serait plutôt à chercher du côté du Voyage sentimental de Sterne. Mais le véritable intérêt de ce livre, c’est son héros, Billy Mud, un loser au ton sardonique, antipathique et bavard. Son cocon le plonge dans une telle solitude que sa voix est «rouillée» et que «le réglage automatique de son volume ne fonctionne plus». Un éditeur lui propose un marché: «Je voudrais que tu ramènes à New York une bagnole qui m'attend à Venice, en Californie. Tous frais payés, bien entendu. Une DeSoto Aventurer de 1957, couleur flamme. Pour le trajet, tu pourras prendre tout le temps que tu voudras" Ce qui m'intéresse, c'est ce qui t'arrivera en cours de route. Je veux que tu me racontes tout ce que tu auras vu, tout ce que tu auras découvert, et je veux que Chrissa t'accompagne. Elle prendra des photos, toi tu écriras.» Le plaisir du texte provient de l'ironie précise avec laquelle le narrateur ausculte ses dépendances. «Les drogues, c'est ma panacée à moi. Grâce à elles, il y a toujours du nouveau dans ma vie, toujours des aventures. J'ai l'impression d'être un athlète qui vient de remporter le championnat du monde. Courbatu de partout, mais la tête haute, je sors avec le projet de me taper des oeufs sur le plat.»
Et le truc le plus fort du livre, c'est que Hell est très convaincant dans la maîtrise de son petit enfer portatif, tout en circonvolutions égoïstes et repli sur soi qui sait toujours dégager en touche quand on vient le chercher. Mais sait aussi s'abandonner vraiment aux choses auxquelles il se met à croire sur l'instant. Ce n'est pas un simple vertige du fix, c'est le fix qui vous fout le vertige par sa récurrence et ses montées fulgurantes, qu'Hell suit et décrit avec un machiavélisme sensuel. L'effet sur le lecteur est assez paradoxal à le faire se demander si c'est lui qui lit ou si c'est le livre qui le pénètre entre fulgurance et éclaboussures. Même si la défonce ne vous a jamais approchée, sachez qu'à la lecture de ce roman, vous aurez ce qui s'en approche le plus comme expérience. Culturelle l'expérience. Entendons-nous bien - les dégagements sur Baudelaire y sont assez bien vus … Recommandé, sans feuille, paille ni shooteuse. Bien évidemment. Et on va dire qu'il fait évoluer l'image du junkie fixé par Neil Young (every junkie's like a setting sun) vers autre chose de plus explicite, un type qui chaque fois qu'il se colle une aiguille dans le bras fait exploser un miroir qu'il se doit de recoller derechef, sans quoi il y perdra la raison. Est-ce que cela vous fait envie ?
Jean-Pierre Simard le 23/10/17
Richard Hell - l'Œil du lézard - éditions de l'Olivier (première sortie en 1999)