C'est rien, ça ira, par Kenny Ozier-Lafontaine
Je n'ai rien vu. Je n'ai pas vu le pamplemousse entrer dans sa bouche, et je ne l'ai pas vu broyer, non plus, la chair, pulpe rose, et pépins, peau, elle d'habitude si délicate, ni engloutir la cerise qui accompagnait toujours les desserts du midi. J'ai vu, j'ai cru voir tomber de sa bouche le corps meurtri du fruit. Et comme il est des tiroirs d'armoire où l'on ne saurait rien faire entrer sans avoir à plier six fois, le linge, le drap, comme il est des ventres, des coffres, où l'on ne peut rien faire entrer d'autre que des miettes, que la chose réduite à rien, ou si peu, par la violence combinée des trente-deux dents qu'elle avait d'ailleurs petites et pointues, tenues en respect, à distance magnétique les unes des autres, par ces petits triangles de peaux roses et magiques, qui lui faisaient un sourire d'enfant. Elle donnait l'impression, si on l'avait observée de près ce jour-là, ses yeux fixés sur son manger, corps jetés en vrac dans l'assiette, affrontant sans trembler son adversaire, que la peste était seulement un avis du corps sur l'absence, et ça parmi tant d'autres, un, comme le corps avait pu en proposer tous les jours, toutes les heures, à celui qui aurait écouté, sans broncher ni l'interrompre jamais. Il ne devait rien, jamais, subsister d'aucun affrontement entre le mangeur et le mangé, rien de rien. « Il ne faut pas penser à la mort quand un oiseau chante, non plus si on traverse en marchant l'ombre d'un pommier, ça pourrait donner de drôles d'idées, des gluantes et qui collent. » Et qu'elle a trempé son carré d'chocolat dans son café et qu'elle l'a croqué, enfoui, yeux fermés, presque heureuse.
Kenny OZIER-LAFONTAINE
Kenny OZIER-LAFONTAINE (parfois Paul Poule) est poète, plasticien, vidéaste, né pour la première fois à Fort-de-France, Martinique.