Hommage à Kari Unxova, poétesse féministe russe disparue. Par André Markowicz
Kari Unxova
1941-1983. — Pour revenir.
C’était je ne sais plus quand. En 1987, peut-être, ou 86 - je n’ai jamais tenu un journal, je n’ai jamais rien noté, et maintenant, je vis avec une espèce de vide derrière moi, je ne me souviens de rien, je ne suis pas capable de me repérer dans le temps. Mais bon, — c’est ma mère, je crois, qui avait reçu de l’amie d’une amie qui habitait à Tel Aviv, Beata Dorin, un livre de poèmes qu’elle avait édités elle-même, et ces poèmes, ce n’étaient pas les siens, mais ceux d’une amie à elle, — le livre portait pour seul titre son prénom « KARI ». C’était un livre tiré à compte d’auteur, à 300 exemplaires, réservés aux amis, sans doute. Je ne l’ai jamais vu en vente, évidemment.
Il s’agissait des poèmes russes d’une femme qui s’appelait Kari Unxova. Quelqu’un dont je n’avais jamais entendu parler.
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Quand j’ai lu ce livre, — de ça, je me souviens parfaitement, — j’ai senti qu’il y avait là quelque chose d’unique. Une espèce de force, ample et simple, et une diversité de ton très étonnante, de longs poèmes en vers libres (ce qui est rarissime dans la poésie russe, sinon chez Khlebnikov), des poèmes courts, ou des poèmes rimés proches des intonations que je connaissais, moi, chez Ilia Zdanévitch (mais qu’elle, elle ne connaissait pas, parce que Zdanévitch, lui non plus, n’était pas diffusé), et un mélange de différents niveaux de conscience, une utilisation des montages, des voix simultanées, entrecroisées, des ruptures de syntaxe dans une langue qui était à la fois parlée et hautement littéraire… quelque chose que je ne connaissais pas du tout en russe. Ça m’avait fasciné.
Et puis, dans ce livre, il y avait une « autobiographie » de Kari Unxova, consacrée essentiellement à son enfance. Magnifique, elle aussi.
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J’avais demandé à en savoir davantage sur cette personne que je ne connaissais pas, sur cette œuvre que je découvrais. Beata Dorin m’a fait parvenir l’adresse de son mari, Alexeï Smirnov, qui vivait à Léningrad. Et, oui, c’était en 1987, à Léningrad, je suis allé le voir, cet homme, qui vivait avec ses deux enfants, dans une espèce de taudis invraisemblable — l’appartement le plus en ruines, le plus effrayant qu’il m’ait été donné de voir de ma vie. Abandonné de tous, comme il m’avait semblé — mais ce n’était pas vrai. J’ai vu cet homme, je m’en souviens, — quelqu’un qui m’avait frappé par sa droiture, par sa dignité, sa réserve, et il m’a parlé de celle qui avait été son épouse.
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Elle est née en 1941, dans une famille de scientifiques, des géologues, qui allaient finir par recevoir, je crois, le prix Staline (parce que, réellement, leur apport à la science était exceptionnel). Comment s’est-elle mise à écrire, je ne sais pas. Mais, habitant en Estonie, à Tallin, elle a suivi les cours de Iouri Lotman (à l’époque de l’URSS, l’Université russe la plus extraordinaire, c’est à Tallin qu’elle se trouvait), et elle a commencé à participer aux cercles littéraires des étudiants, ¬ — des cercles, évidemment, clandestins. Elle a fréquenté à ce moment-là, à Léningrad, où elle est venue habiter, les poètes « interdits », comme Joseph Brodsky (qu’elle n’a rencontré que quelques fois, — et leurs relations sont restées distantes) ou quelques autres, — elle a participé à la vie souterraine, si active, du Léningrad des années 70. Elle a essayé de publier dans les revues soviétiques, et trois de ses textes, recommandés par Boris Sloutski, un poète très important à l’époque, sont parus dans un des grands quotidiens, « Sména » — et ils ont obtenu le prix de la meilleure publication de l’année. Mais ces poèmes, ce sont les seuls qu’elle ait publiés de son vivant en URSS.
Kari Unxova a pris une part des plus actives à la rédaction de premier almanach féministe en URSS, « La femme et la Russie » (sous-titré « Almanach aux femmes pour les femmes »), et qui a eu une résonance très importante, au point que la plupart de ses rédactrices ont été contraintes à l’exil, et que deux d’entres elles, Natalia Lazavera et Ioulia Voznessenskaïa (décédée en 2015) ont été envoyées au Goulag. Cet almanach, me dit le wikipédia russe, a été traduit en français, mais je dois dire que je ne sais pas quand ni comment… — j’espère que cette chronique pourra me renseigner. Et pour Kari Unxova, qui avait signé en même temps différentes lettres ouvertes de protestation, il a été le début d’une persécution active qui allait durer jusqu’à sa mort.
En 1980, elle a fait quinze jours de prison, pour « coups et blessures et insultes sur un milicien »… — Ensuite, c’est la surveillance quotidienne, jour et nuit, du KGB, — pas seulement la surveillance, mais les menaces, physiques et au téléphone, contre elle-même et contre ses enfants (alors très jeunes), contre les perquisitions, là encore, à toute heure du jour et de la nuit. — Et puis, alors qu’elle n’avait personne en Israël, c’est le KGB lui-même qui lui a proposé de partir, et lui a rédigé une de ces « invitations» qui étaient administrativement nécessaires pour avoir l’autorisation. — Mais, dès l’instant où tu recevais cette invitation, et que tu déposais tes papiers pour obtenir ton passeport de sortie, tu n’avais plus le droit de travailler, plus le droit d’avoir la médecine gratuite : tu disparaissais de la société légale. Et, pendant plus de deux ans, cette autorisation, Kari Unxova et les siens ne l’ont pas reçue. Comment ils ont vécu, pendant ces deux ans-là, je peux seulement l’imaginer, par les conditions dans lesquelles vivaient Alexéï et ses enfants.
Mais c’est à ce moment-là qu’elle a écrit ses poèmes qui sont peut-être les plus marquants (« La Russie l’été »).
Et puis, soudain, en mai 83, ils ont reçu un avis — le visa allait être accordé : ils allaient devoir partir, dans le mois. — Il fallait tout liquider, très vite. Le 3 juin, Kari raccompagnait sa sœur au tramway, dans une rue déserte — la rue où ils habitaient était, de fait, le plus souvent déserte. Et là, de nulle part, une voiture a surgi à toute allure, fonçant droit sur les deux femmes, et les renversant. Kari est morte sur le coup, sa sœur est restée de longs mois à l’hôpital.
La milice, appelée sur les lieux, évidemment, n’a fait aucune recherche. La voiture avait disparu. Il n’y a pas eu d’appel à témoin. C’était, très clairement, un assassinat.
Le visa n’a finalement pas été donné, et Alexéï et ses enfants sont restés en Russie.
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Une semaine avant sa mort, et en vue de son départ pour Israël, Kari Unxova avait établi un manuscrit de ses Œuvres complètes, en 6 volumes (le premier étant considéré comme une annexe, — il regroupait les poèmes de jeunesse). Ces six volumes, ils ont, plus tard, été tirés à cinquante exemplaires, — des photocopies recto-verso — et j’en ai un. En 1988, j’ai traduit le sixième, qui regroupait les poèmes du dernier cycle, « La Russie l’été », de même que l’autobiographie.
Je travaillais à l’époque avec les éditions Clémence Hiver — j’y avais publié deux livres de Marina Tsvétaïéva, et deux autres d’Iliazd, je voulais travailler encore et encore, en particulier sur les livres de Charles Reznikoff (j’en avais traduit quatre, restés manuscrits). Nous avons même signé un contrat pour l’édition des œuvres de Kari, mais je ne sais pas ce qui s’est passé — le CNL n’a pas donné sa subvention (je ne sais plus), ou quoi, toujours est-il que Brigitte Rax s’est trouvée dans l’impossibilité de poursuivre. — J’ai publié un extrait de ma traduction chez François Rannou, qui animait un almanach magnifique, « La Rivière échappée », en 1991. Et puis — plus rien.
Je n’ai rien fait d’autre. Je n’ai pas cherché d’autre éditeur — d’abord parce que c’est une chose que je ne sais pas faire, que je n’ai jamais faite, et puis, d’une façon ou d’une autre, sans doute, je me sentais lié par le contrat signé avec Brigitte.
Ensuite, je me suis lancé dans autre chose, comme vous savez. Et les années passaient, et moi, je restais là avec cette vie qu’on m’avait confiée, et dont je ne savais que faire, parce que je ne savais pas à qui, ni comment, la confier moi-même.
Ça fait bientôt trente ans. — Je ne sais pas où est Aléxeï aujourd’hui, où vivent ses enfants.
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Ces jours-ci, nous parlions, François Rannou et moi, de plans d’avenir, de plans sur une comète que nous voudrions, quand même, plus ou moins proche, et je me suis dit que, s’il voulait bien ressusciter cette « Rivière échappée » rentrée sous terre depuis si longtemps, eh bien, ce serait juste que l’un de ses premiers nouveaux livres, ce soit ce livre-là, « La Russie l’été »… Pour faire la boucle, en quelque sorte, après quelques méandres.
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Je me suis demandé si je pouvais publier un poème sur FB. — Et si, oui, lequel. En fait, et c’est ça qui me frappe, il n’y en a pas un seul qui soit caractéristique d’un style : tous les poèmes de ce dernier livre de Kari Unxova sont uniques.
Bref, un voilà un, qui m’avait frappé parce que, à la même époque, je travaillais aussi sur Ilia Zdanévitch (Iliazd), dont j’ai souvent parlé ici.
КЛАССИЧЕСКИЕ СТАНСЫ
Мне мнится мир устал искать причины
Подробно освещен усилием луны
И нет в пределах наших тишины
И утомились прежние личины
Изнемогают сумерки над льдом
Над водами лишь правота бесспорна
В глубинах пашни утомились зерна
Давать плоды осенним сентябрем
Короче радость, ближе горний гнет
Надежда не стоит у изголовья
И торжествуя над остывшей кровью
Виски слегка охватывает лед.
Как мчится день, чтоб отвратить беду!
Как ночь за ним спешит, не успевая
Но и в преддверии весны и мая
Мне мнится — не успеют. Я уйду
Ничья рука меня не завернет
Ничьи глаза обратно не поманят
И даже день беды не отведет
И даже ночь тревогой не обманет.
*
STANCES CLASSIQUES
Le monde est fatigué chercheur de causes
Il se cisèle sous la lune nue
Silence isolement sont inconnus
Chez nous pose les masques dis-je pose
La nuit s’épuise sur le monde froid
Les eaux sont justes noires du mystère
Le cœur du grain crépite dans la terre
Septembre grouille s’écarquille croît
Plus courte notre joie le poids du ciel
Nous couvre — comme il alourdit nos songes !
Lenteur du sang que quelque chose ronge
Pressentiment des tempes — points de gel.
Si vite vient le jour lavant le sort
Mauvais la nuit se précipite vaine
Pour moi — les heures jour et nuit ne viennent
Pas assez vite. J’entre dans la mort
Sans qu’une main me prenne par le bras
Sans qu’un regard ne me retourne au monde :
Le jour ne trompe guère il grondera
La nuit est sans mensonge — l’ombre gronde.
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Je tape, ici, cette traduction, et je me dis — mais, objectivement parlant, elle est très loin du texte. C’est-à-dire, de la lettre du texte. Vous avez le texte russe, si vous pouvez le lire. Et, instinctivement, j’essaie de corriger. J’essaie, j’essaie, je me propose des variantes, et j’arrête. C’est que, mon texte de 1988, que je le veuille ou non, il a une cohérence. Je ne sais pas ce que ça dit vraiment — enfin, bien sûr, je sais. Ou non, justement, je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que, quand je me dis le poème russe, quand j’écoute le balancement du mètre, le jeu sur les accents, sur la sonorité, quand je suis pris dans ce qu’il faut bien appeler sa majesté, je sens que c’est cette majesté que j’ai d’abord voulu traduire, c’est-à-dire que je suis parti de ce qui, d’une façon ou d’une autre, est secondaire, voire insensible, à un traducteur de l’école française (si ça existe, l’école française de traduction). — La traduction, dit mon ami Mikhaïl Iasnov, c’est l’art de la perte. On choisit ce qu’on sacrifie au nom de ce qu’on garde… Ai-je gardé le poème de Kari ? toute la question est là.
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Et puis, si je refaisais tout aujourd’hui, en serais-je capable ? Je pense bien que non. J’avais, à ce moment-là, une espèce d’énergie, — disons, d’audace ou d’inconscience — qui m’a quitté depuis assez longtemps. D’un côté, c’est tant mieux. De l’autre…
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Je publierai d’autres poèmes de Kari, peu à peu. À chaque fois, ce sera une voix nouvelle.
André Markowicz
Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses très suivies chroniques sur Facebook (déjà un millier, voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.