Alien que pourra… par Olivia Rosenthal
Alien, les Oiseaux, Bambi, Le livre de la jungle : l’être assigné qui s’échappe drôlement en subvertissant la fiction. Magnifique.
Publié en 2016 chez Verticales, le treizième roman d’Olivia Rosenthal est pour moi celui de la découverte – enfin ! – d’une artiste dont on me disait beaucoup de bien depuis un moment déjà, tout particulièrement du côté de ma collègue et amie Charybde 7, qui m’avait chaleureusement recommandé « On n’est pas là pour disparaître » (2007) ou encore « Ils ne sont pour rien dans mes larmes » (2012), ouvrage qui avait également été brillamment présenté par Claro, venu faire le libraire d’un soir chez Charybde en mars 2015.
Une fois n’est pas coutume, la quatrième de couverture est ici précieuse, expliquant joliment sans dévoiler bêtement les ressorts intimes de cette prose qui s’embusque :
Si je n’avais pas vu la saga des Alien, Les Oiseaux d’Alfred Hitchcock, deux dessins animés de Walt Disney, Bambi et Le Livre de la jungle, je n’aurais sans doute pas éprouvé aussi intensément peur, amour et désir. Les années passant, rien n’a réussi à me faire oublier les scènes les plus traumatiques de ces films. A force de me les repasser en boucle, j’y découvre tant de choses renversantes sur la maternité, l’identité sexuelle, le rôle des blondes et la domestication que j’ai le sentiment de me connaître plus intimement et de comprendre un peu mieux le monde.
Ce que la quatrième de couverture ne dit pas, c’est le miracle d’écriture par lequel cette investigation d’un imaginaire (ramifié, multiple) et de son pouvoir est conduite, à cent à l’heure, reproduisant avec fougue le cheminement à la fois erratique et fulgurant d’un monologue intérieur qui doit absolument se déverser, lorsqu’il s’agit – dans le cadre apparent d’une conversation passionnée entre amis, à la sortie du cinéma ou en revoyant ensemble pour la nième fois un film, précisément, mythique – de structurer et de communiquer les réflexions et les sensations qui surgissent, se dérobent et resurgissent.
… par exemple, dans Alien de Ridley Scott, c’est l’exemple qui me revient, on imagine des scènes de sexe ou d’épouvante avec des monstres qui sortent du fond de l’écran et en fait ce n’est pas du tout ça, encore que si, un peu, si, Alien, ça raconte un peu ça, c’est un peu une histoire de monstres même si au bout d’un moment on ne sait plus si les monstres c’est eux ou nous, je veux dire nous les humains ou eux les Aliens, enfin « eux », c’est mal dit, c’est vite dit, eux c’est un seul, un seul qui devient plusieurs et qui se multiplie, mais je vais revenir au commencement sinon je me perds parce que quand je pense à Alien je suis obligée de penser en même temps à la tétralogie, quatre films, quatre Alien successifs et enchaînés qui restent dans la tête par bribes, se superposent et se mélangent, au point que tout l’esprit est infecté par ces drôles de bestioles dégoûtantes qui ont eu le temps en une vingtaine d’années, les vingt années de la tétralogie, de pulluler et de se propager et d’envahir jusqu’à l’inconscient, …
Il y a bien entendu toute la possibilité d’une lecture directement « féministe », explorant tout ce que ces quatre puissantes fables modernes et contemporaines que sont la série originale des Alien (1979-1997), Les oiseaux (1963), Bambi (1942) et le Livre de la jungle (1967), disent, à voix haute – ou dans le creux inconscient de l’oreille – de la femme, de son éducation souhaitable, de la position où il est préférable qu’elle se tienne, des risques encourus lorsque ces frontières réputées immémoriales se mettent à bouger. Et cette lecture, menée au tambour partant avec un performant traqueur d’archétypes, immédiats ou enfouis, est réellement passionnante.
Alien donc c’est l’histoire de l’un d’entre nous, un homme, mais ici en l’occurrence une femme qui est rongée de l’intérieur, plus exactement qui risque d’être rongée de l’intérieur si elle laisse le monstre, l’Alien donc, entrer en elle. Voilà, j’y suis, je commence à m’approcher du film et en m’approchant je m’approche aussi de moi, un film qu’on aime et qu’on raconte ça rapproche de soi, je fais le récit d’Alien parce que je ne peux pas faire le récit de ma vie, on aurait tous envie de raconter dans l’ordre des épisodes de sa vie mais c’est impossible, avant de connaître la fin on n’a aucune chance de savoir quelle direction, quel sens et même quel chemin, donc Alien est une bonne alternative, Alien est un bon exercice, Alien c’est l’histoire d’une femme dont on peut craindre qu’elle ne devienne une autre, et si on le craint c’est que toutes les femmes, toutes, toutes les femmes, dès lors qu’elles sont habillées en soldats et qu’elles ont du pouvoir et qu’elles prennent des décisions et qu’elles sont fortes, toutes les femmes qui sont dans cette situation peuvent être considérées comme des Aliens ou d’éventuels Aliens ou de futurs Aliens, il faut les mater, il faut leur dire qu’elles sont belles et magnifiques mais qu’elles risquent de muter, donc quand on est spectateur, en 1979, et qu’on voit Sigourney Weaver alias Ripley la femme-soldat qui, contrairement à tous les autres membres de l’équipage, prend les bonnes décisions, quand on voit cette femme avec sa combinaison moulante et sa taille et sa stature et sa beauté et sa fermeté et sa puissance, on se dit que oui, il va y avoir un problème forcément.
Il est peut-être encore plus intéressant de suivre Olivia Rosenthal lorsqu’elle utilise, presque à chacune de ces 140 pages, la ressource du langage pour échafauder, en séries de fulgurances, des scénarios alternatifs, des possibilités tronquées, des bribes de lecture interstitielle, de multi-décodage de la fiction, qui ne laisse jamais réduire ici à une intention unique, mais offre une navigation à haut risque et haute intensité dans les labyrinthes des archétypes – qu’ils arborent un air faussement éternel ou qu’ils s’avouent nés soudainement d’un air du temps. Alors que le propos est ici éminemment sérieux, et brûle de la tension d’une discussion acharnée – fût-elle tout intérieure -, les occasions de sourire, voire de rire franchement, se succèdent aussi avec allégresse, car Olivia Rosenthal n’hésite jamais un seul instant à proposer une image aussi inattendue que drôle pour mieux retourner une première lecture d’abord esquissée.
là, je suis obligée de faire une petite pause parce que ça fait trop mal, j’essaye de retenir la nausée qui monte, je plante mes ongles dans les accoudoirs de mon siège, je me mords les lèvres, je ferme les yeux, mon corps bascule dans la terreur, celle de la première projection et des suivantes, il y a aussi de la terreur à revoir, à savoir exactement quand cela va arriver, dès le générique j’attends et je crains la scène fulgurante où l’homme enfante l’Alien, j’essaye de penser à autre chose, du coup je perds le fil, épisodes 1, 2, 3, 4, Sigourney Weaver, femme-soldat et unique héroïne de la saga, porte en elle le monstre, c’est son tour, si elle ne trouve pas rapidement un remède à son malheur et au mien, il va lui arriver la même chose qu’à son ami, celui du premier épisode qui a littéralement explosé, oui, l’homme malade, l’homme épileptique, le fou en état de crise s’ouvre par le milieu, son thorax se fend et en sort la bête, pas la même, pas le crabe-poulpe posé sur son visage mais un autre avec une petite tête gluante et de grandes dents pointues qui déchire la poitrine du malheureux, se fraye un chemin entre ses viscères et court dans les espaces sinueux du vaisseau-mère, c’est la scène primitive, celle que les enfants épient à travers le trou de la serrure et qu’ils gardent en mémoire toute leur vie comme une blessure …
Olivia Rosenthal nous propose ici une expérience de lecture éminemment physique, et le fait que, sous une forme voisine, ces textes aient d’abord été montés en performances théâtrales, n’est bien entendu pas du tout anodin. On se souviendra, dans des contextes néanmoins fort différents, des belles réussites de Stéphane Vanderhaeghe proposant un autre « Les oiseaux » avec son « Charøgnards » (2015), de Brian Evenson décapant dans un bel exercice à contraintes l’imaginaire des Alien, avec son « Alien : No Exit » (2008), ou des explorations de la fiction psychédélique conduites par Tommaso Pincio dans ses « Fleurs du karma » (2005). Olivia Rosenthal nous offre cela, et plus encore, nous rappelant avec un clin d’œil et un fugace sourire en coin que la fiction, la littérature, moins que jamais ne se laissent assigner à résidence.
Toutes les femmes sont des aliens d'Olivia Rosenthal, éditions Verticales
Coup de cœur de Charybde2
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