Jacques Roubaud : derrière le buisson infouillable du songe
Publiée en 1995 chez Gallimard, cette anthologie poétique contemporaine concoctée par Jacques Roubaud était partie intégrante d’un projet organisé par le Centre de Promotion du livre de jeunesse de Seine Saint-Denis, qui proposait à quatre poètes contemporains (Bernard Chambaz, Marie Étienne et Emmanuel Hocquard, en plus de Jacques Roubaud) d’opérer chacun leur sélection personnelle de poésie« à destination des jeunes ».
Justifiant joliment dans son introduction le choix de ses « dates limites », Guillaume Apollinaire et 1968, Jacques Roubaud a composé un parcours savoureux et éclectique (44 poètes différents pour 128 + 1 poèmes), même si certains sont nettement plus représentés que d’autres (Guillaume Apollinaire, Blaise Cendrars et Raymond Queneau se taillant ici la part du lion).
Gonfle-toi vers la nuit Ô Mer Les yeux des squales
Jusqu’à l’aube ont guetté de loin avidement
Des cadavres de jours rongés par les étoiles
Parmi le bruit des flots et les derniers serments
(Guillaume Apollinaire, L’émigrant de Landor Road, 1905)
Vous dont la bouche est faite à l’image de celle de Dieu
Bouche qui est l’ordre même
Soyez indulgents quand vous nous comparez
À ceux qui furent la perfection de l’ordre
Nous qui quêtons partout l’aventure
Nous ne sommes pas vos ennemis
Nous voulons vous donner de vastes et d’étranges domaines
Où le mystère en fleurs s’offre à qui veut le cueillir
Il y a là des feux nouveaux des couleurs jamais vues
Mille phantasmes impondérables
Auxquels il faut donner de la réalité
Nous voulons explorer la bonté contrée énorme où tout se tait
Il y a aussi le temps qu’on peut chasser ou faire revenir
Pitié pour nous qui combattons toujours aux frontières
De l’illimité et de l’avenir
(Guillaume Apollinaire, La jolie rousse, 1917)
Les choix de Jacques Roubaud sont visiblement de vrais choix, dans lesquels ses goûts personnels s’expriment avec détermination. Certains auteurs relativement peu habitués des anthologies poétiques de l’entre-deux guerres (Blaise Cendrars notamment) y apparaissent avec éclat, tandis que certains auteurs-clé plus souvent cités se font ici discrets (tels André Breton ou Antonin Artaud, réduits à une portion plutôt congrue). Ces options ne sont de mon point de vue pas toutes heureuses – c’est aussi ces déconvenues relatives qui contribuent au charme authentique de ce florilège : la place énorme accordée à la poésie du compère oulipien Raymond Queneau, par exemple, me laisse nettement de glace.
Aujourd’hui je suis peut-être l’homme le plus heureux du monde
Je possède tout ce que je ne désire pas
Et la seule chose à laquelle je tienne dans la vie chaque tour de l’hélice m’en approche
Et j’aurai peut-être tout perdu en arrivant
(Blaise Cendrars, Vie dangereuse, 1924)
La boussole est en os mon cœur tu t’y fieras.
Quelque tibia marque le pôle et les marelles
pour amputés ont un sinistre aspect d’opéras.
Que pour mon épitaphe un dieu taille ses grêles !
(Robert Desnos, Les gorges froides, 1926)
Beaucoup de ces poèmes sont connus, parfois même bien connus, hantant déjà depuis de nombreuses années les listes de textes du bac français – ce qui n’enlève rien à leur charme ou à leur puissance, même si trop de travaux en classe continuent aujourd’hui à pratiquer exagérément la dissection analytique de cadavres plutôt que la saisie d’une littérature vive. D’autres le sont nettement moins, soit qu’ils aient résisté obstinément à la popularité du catalogage systématique (chez les surréalistes deuxième manière, tout particulièrement), soit qu’ils proviennent de recueils jugés parfois – à tort – quelque peu marginaux chez tel ou tel auteur.
On se réjouira ainsi sans vergogne de se voir rappeler, ou de découvrir, plusieurs fulgurances toujours singulières de Robert Desnos, de Georges Limbour, de René Daumal, de René Char, de Louis Aragon, mais aussi de Max Jacob ou de Jean Cassou, en ce qui concerne la période 1920-1945, par exemple.
La jeune fille avec un amant prit la fuite
le village accusa sitôt les Bohémiens
et la gendarmerie se mit à leur poursuite
de son côté et moi du mien.
Rejoignant la roulotte, par les petits rideaux
je n’aperçus dedans qu’une misère noire
malgré tous les larcins et les biens illégaux
que les gendarmes faux prétendirent y voir.
Ils fouillèrent ; jetant aux talus des guenilles
où ils reconnaissaient la vieille d’un village
qui se plaignit de vol – et mille autres verbiages,
tandis que j’y voyais s’enrouler des jeunes filles.
Le forain dut prouver que lui-même avait fait
les marmots couchés à l’ombre sous la voiture
et qui souillés puaient le manque d’aventures
si bien qu’à ce soupçon je pus que m’esclaffer.
Alors qu’elle riait à corps perdu la belle
de qui l’amour venait de dénouer la longe,
cachée sous un vieux reste de Bohême irréelle,
derrière le buisson infouillable du songe.
(Georges Limbour, Motifs, 1924)
C’est sans doute pour la période 1945-1968, en général moins explorée au lycée, moins reprise et moins rééditée – le plus souvent, que se multiplient les découvertes bienvenues (surtout pour un non-spécialiste de poésie, comme moi), avec, pour ne citer que celles qui m’ont le plus subjugué, Pierre Morhange, André Frénaud, André Frédérique, Norge, Jacques Bens, en y ajoutant les mieux connus Yves Bonnefoy, Denis Roche ou encore Jacques Réda.
À partir d’une belle idée pédagogique, assumant son « élitisme de masse », un peu dans l’esprit que véhicule aussi année après année le Prix Littéraire des Apprentis et Lycéens d’Île-de-France, par exemple, Jacques Roubaud a pleinement joué le jeu, et nous offre une promenade intense, éclectique et salutaire.
128 poèmes composés en langue française, de Guillaume Apollinaire à 1968, anthologie de Jacques Roubaud, aux éditions Gallimard
Coup de cœur de Charybde2