Quatre mises en défaut photographiques du modèle taïwanais
Dans l'envers du miracle économique taïwanais se dévoile l'âme des lieux d'une culture abandonnée dans ses traces mémorielles et physiques.
Avec les œuvres de Yang Shun-fa, Hung Cheng-jen, Chen Po-i et Yao Jui-chung, nous assistons à la mise en place d'une réflexion sociale et à ses échos spirituels proprement locaux. Leurs photographies parlent des blessures infligées à la société par une industrialisation massive, ou par la férocité des catastrophes naturelles en pays tropical, en apportant à ces lendemains qui déchantent – lendemain chagrin – une spiritualité qui convoque les disparus et leurs ombres.
Leurs thèmes partent à la fois du miracle économique des années 80, lié à la production des composants informatiques et par les nouvelles technologies, tout comme l’installation d’un terminal de containers au nouveau port industriel et pétrolier à Kaohsiung, une ville de trois millions d’habitants entraînant la disparition du port ancien et du village de pêcheurs de Hongmaogang.
C’est cette même destruction, datant de 2006, que Yang Shun-Fa reconstitue dans les habitations désertées en créant une forme de vie accumulatrice d'objets qui sont les indices d’une présence humaine passée, visiblement anéantie. Il s’intéresse particulièrement aux photographies laissées derrière eux par les occupants. Son travail panoramique (“Home and Rootless”), d’abord en noir et blanc ténébreux s’est ensuite développé en couleur pour manifester visuellement le traumatisme des sentiments. Le réalisme fantastique de ses images se prête à l’évocation de la vie et de la mémoire.
De son côté, Hung Cheng-Jen œuvre avec des photomontages en relief, en assemblant des fragments de ses tirages photographiques, qui lui permettent de restituer des vues partiellement réelles et fictives du village. En ajoutant des personnages ou sa propre présence, il y symbolise la désolation, l’effroi, l’angoisse de la déshumanisation des relations, sans compter le courroux des dieux (“Place of Melancholy”). Son travail de découpage et de remontage par petits morceaux sur ses clichés est proprement saisissant par l'effet produit.
Ailleurs, Chen Po-I catalogue les effets du typhon Morakot qui fit plusieurs centaines de victimes en août 2009 en provoquant un torrent de boue qui a enseveli maisons et habitants d’un village. Il n'y montre des années pares que les traces insolites, sur les murs des habitations, de cette boue dévastatrice, dont la violence est visible dans des formes déchiquetées. Deux autres de ses séries se concentrent à la signification des traces : celles que laissent sur leurs vêtements de protection des pétards et feux d’artifice tirés à bout portant auxquels s’exposent volontairement les participants d’une cérémonie ancestrale (“Firework Baptist”) ; les formes suggestives des fientes d’oiseaux sur des galets de bord de mer (“Stone Age”) seraient a priori plus attrayantes, mais ce sont encore les fantômes qui surgissent toujours omniprésents dans la culture taïwanaise.
Puis enfin, Yao Jui-Chung qui a systématiquement exploré des sites en ruine, depuis plus de vingt ans (parcs d’attraction, de bâtiments militaires, d’usines), tous lieux en décrépitudes, victimes de décisions arbitraires, de faillites, de délocalisations industrielles. Le temps y a défait lentement des structures, mais y a aussi accumulé de nouvelles strates : végétales, minérales, organiques, parfois proliférantes. Chaque lieu se prête à une autre histoire, imaginaire, il prend une nouvelle signification, avec laquelle l’esprit de l’artiste (et celui du regardeur) entre en résonance, jusqu’à révéler en soi-même “un esprit solitaire presque abandonné”(Yao Jui-Chung). »
Un peu de l'âme des poètes ou la culture en version absence programmée. De toute beauté, toute en puissance ; celle des désastres…
Lendemain chagrin, quatre photographes taïwanais -> 27/03/16
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