Et si l'Ethiopie était le vrai berceau du jazz ?
Si l'on considère habituellement la Nouvelle Orléans comme le berceau du jazz, un creuset qui vit bouillir, en un infernal gumbo, traditions africaines et occidentales via les esclaves, toutes ces formes musicales incluant soul, funk et rumba cubaine refirent le trajet en sens inverse. Immédiatement, les musiciens africains, reconnurent les racines desquelles cette musique avait surgi et en adoptèrent les modes, quitte à en changer les paramètres pour s'approprier l'idiome.
En Ethiopie, le premier musicien marquant de l'éthio-jazz fut Nerses Nalbandian; un type dont la famille avait fui le génocide arménien turc et s'était installée à Addis où il allait devenir le premier chef d'orchestre important dans les années 50. Généralement considéré le père fondateur et principal innovateur du jazz local, comme son plus célèbre propagateur mondial, on trouve Mulatu Astatke qui était parti pour devenir ingénieur du son en Ecosse, à la fin des années 50. Mais qui, au grand désarroi de ses parents, se mit à apprendre la musique classique occidentale avant de partir au Berkeley College de San Francisco apprendre le jazz par le menu.
Il y fit les premiers rapprochement entre jazz et musique folk éthiopienne et déclencha la révolution. Il expliqua ensuite à la BBC que si l'on connaissait déjà, avec Bach et Charlie Parker les gammes diminuées, très pratiques pour improviser, lui, se souvenait que les tribus Derashe du sud éthiopien avait elles avaient aussi depuis des siècles des gammes diminuées dans leur pratique musicale et que cela posait la question de à qui en revenait la primeur ?
De retour à Addis au début des années 70, son idiome fut considéré, au départ, comme assez peu orthodoxe par ses pairs, mais il finit par convaincre tout le monde et cela créa le Swingin' Addis sound avec l'aide du saxophoniste Getatchew Mekuria. A tel point qu'en 1973, Ellington de passage à Addis décida de jouer avec lui. Mais la scène bouillonnante fut anéantie par la révolution stalinienne du DERG qui, en 1973, après avoir fermé les clubs, mit le pays en coupe sombre l'année suivante, jusqu'en 1991 et la chute de l'URSS, qui entraîna la sienne.
En 1992, la nouvelle démocratie vit le retour d'une création artistique bridée depuis 15 ans et devint le creuset d'une nouvelle ère musicale. C'est là qu'en 1996 surgit Francis Falcetto et sa collection Ethiopiques, qui va acquérir les droits et rééditer les enregistrements des majors éthiopiennes (Amha Records, Kaifa Records, et Philips-Ethiopia) publiés dans les années 1960 et 70, pour offrir une diffusion mondiale à des artistes comme Alèmayèhu Eshèté, Asnatqètch Wèrqu, Mahmoud Ahmed, Mulatu Astatke, et Tilahun Gessesse.
Et depuis, cette musique à nulle autre pareille, qui sonne entre funk et musique indienne, s'est développée jusqu'à figurer comme BO extraordinaire du Broken Flowers de Jim Jarmush, avec justement Mulatu Astakte. Avec ses accents de fanfare, ses Farfisa allumés et ses cuivres rutilants, c'est comme si le jazz repartait côté funk, avant de se calmer pour évoquer autre chose d'inconnu et revenir à d'autres modes musicaux : cette fameuse inquiétante étrangeté…
Comme d'habitude, la compile est pointue. Mais aussi, comme à chaque fois, c'est un suicide de directeur artistique au niveau de la pochette !
Jean-Pierre Simard pour L'Autre Quotidien
VA – The Rough Guide to Ethiopian Jazz (2016)