Qui a peur d'Imogen Cunningham ?
Les restes du mascara coulent avec des larmes du froid. De petits nuages blancs nous sortent de la bouche lorsqu'on sourit. Qui a peur des femmes photographes ?
(1)
2016, minuit. Comme si on avait un peu peur de se souhaiter des vœux trop extravagants, ou trop concrets, trop détaillés. On reste dans le minimalisme : la santé et la sérénité. Pour soi et ceux qu'on aime. Car 2015 nous a bien appris : il ne suffit pas de dire "bonne année" pour qu'elle soit bonne. Trinquer n'est pas un performatif. Dans la crainte des ombres qui nous menacent, dans la crainte de l'inconnu, restons optimistes. Restons humbles.
Premier jour de l'année à Paris. Dans le vent humide et sous le ciel gris. Dans les rues vides, parmi les sourires des sans-abris. Et des canettes vides emportées par le vent. Les jambes encore engourdies. Les restes du mascara coulent avec des larmes du froid. De petits nuages blancs nous sortent de la bouche lorsqu'on sourit. On dépasse le Louvre. J'aime toujours les pyramides gracieuses. On descend la rue de Rivoli avant de s'engouffrer dans le Marais. Paris s'éveille. Premier café en terrasse. Graffitis éphémères. Hauteurs insoupçonnables. A Bastille, une foire. Encore de lumières clignotantes. On quitte Paris sous le bruissement des feuilles mortes. Les platanes les gardent tout l'hiver.
(2)
Qui a peur des femmes photographes ? Premier janvier, première partie, 1839-1919, Paris, Musée de l'Orangerie (un vigile souriant, un café british, des salles spacieuses, pas de signal pour les portables et c'est tant mieux). Une exposition diptyque, délocalisée (seconde partie, 1918-1945, au Musée d’Orsay, à aller voir avant le 24 janvier), le premier siècle de la photographie écrit par des femmes. Choix audacieux et très bienvenu : l’exposition ne montre pas "la photographie féminine", cette vue délicate / ou décidée / ou idéaliste / ou critique / ou… de la femme sur le monde. Non, nous observons ici l’auto-création de la Femme moderne, son émancipation à travers l’adoption d’un outil au départ considéré comme "masculin" car technique.
L’exposition, mêlant l’esthétique et le documentaire, montre l’impact du choix d’être photographe sur l’ampleur du territoire revendiqué par ces nouvelles femmes libres – leur sphère privée, familiale (la manie britannique des albums de famille, où les têtes de êtres chers sont découpées et collées sur les corps des araignées, ou parmi les fleurs…) transcende d’une part vers l’onirique (je redécouvre Julia Margaret Cameron) et d’autre part vers la "chambre à soi" (je découvre Gertrude Käsebier avec le portrait de la femme ayant perdu son enfant, je découvre Alice Austenqui, en 1891, a osé se photographier avec une amie, une cigarette et la jupe qui découvre les mollets, je découvre et j’aime Imogen Cunningham et son nu splendide de 1910), avant de s’engager dans les territoires publics – donc réservés aux hommes (voyages aux pays "exotiques", documentation du mouvement suffragiste, représentation de la grande guerre).
La femme photographe est subversive : elle devient le sujet de l’histoire qu’elle raconte, histoire au fil de laquelle on peut suivre son émancipation sociale, jusqu’au point ultime, l’avenant d’une pratique photographique n’ayant pour autre finalité que le plaisir esthétique du regard.
Et c'est très bien.
Nina Rendulic